Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/344

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Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caueaux ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son automne croulant,
Se vange lors des peines aduancées.

Seroit ce point vn présage donné
Que mon espoir est des-ja moissonné ?
Non certes, non. Mais pour certain ie pense,

I’auray, si bien à deuiner i’entends,
Si l’on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue espérance.

V

I’ay veu ses yeux perçans, i’ay veu sa face claire :
(Nul iamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans cœur me laissa son œil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumière.

Comme vn surpris de nuit aux champs quand il esclaire
Estonné, se pallist si la flèche des cieux
Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeux,
Il tremble, et veoit, transi, Iupiter en colère.

Dy moy Madame, au vray, dy moy si tes yeux vertz
Ne sont pas ceux qu’on dit que l’amour tient couuertz ?
Tu les auois, ie croy, la fois que ie t’ay veüe,

Au moins il me souuient, qu’il me fust lors aduis
Qu’amour, tout à vn coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moy, et son arc, et sa veüe.

VI

Ce dit maint vn de moy, de quoy se plaint il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere ?
Qu’à il tant à crier, si encore il espère ?
Et s’il n’espère rien, pourquoy n’est il content ?

Quand i’estois libre et sain i’en disois bien autant.
Mais certes celuy la n’a la raison entière,
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S’il se plaint de ma plainte, et mon mal il n’entend.

Amour tout à vn coup de cent douleurs me point,
Et puis l’on m’aduertit que ie ne crie point.
Si vain ie ne suis pas que mon mal i’agrandisse