Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/343

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II

C’est Amour, Amour, c’est lui seul, je le sens ! mais l’amour le plus vif, le plus violent poison que jamais pauvre cœur ait reçu en son sein. Ce n’est pas seulement un de ses traits puissants que le cruel m’a lancé ; arc, flèches, carquois et lui-même ont pénétré en moi. Il n’y a pas encore un mois que mon indépendance est morte, que dans mes veines ce venin circule et déjà j’ai perdu mon esprit et mon cœur. Si tu vas croissant sans cesse, Amour, quel immense tourment en moi va se produire ! Néanmoins, croîs si tu le peux encore ; mais en croissant, adoucis tes rigueurs. Tu te nourris de pleurs ; des pleurs, je t’en promets ; et pour te rafraîchir, des soupirs à jamais ; mais qu’au moins les souffrances que par toi j’endure, n’excèdent pas le mal si grand qu’en naissant tu me fis.

III

C’en est fait, mon cœur ; à la liberté il nous faut renoncer ; à quoi servirait désormais de prolonger la défense, si ce n’est à accroître et la peine et l’offense ; j’ai cessé d’être fort comme je l’ai été. Pendant un temps, de mon côté fut la raison, et la voilà en révolte ; elle veut que je me livre et que, pour récompense, j’accepte ce joug que personne encore n’a subi. S’il faut se rendre, le moment est venu, alors qu’avec soi la raison n’est plus. Je vois qu’Amour, sans que je l’aie desservi, sans droit, se vient saisir de moi ; je vois encore qu’à ce grand roi, même quand il a tort, il faut que cède la raison.

IV

Les chaleurs étaient passées, on était en l’automne aux tons gris ; des raisins aux grappes succulentes foulés dans les cuves, le jus allait coulant, quand mes douleurs ont commencé ; aujourd’hui, le paysan bat ses gerbes amas-