Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/351

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ment et sait ce qu’il endure. Chacun parle d’Amour comme il le ressent. Je dis ce que mon cœur et mon mal me dictent. Qu’il aime peu, celui qui aime dans des limites !

XII

Quoi ! qu’est-ce ! vents, nuées, orages ? À point nommé, quand d’elle je m’approche, franchissant bois, monts et vallées, sur moi, de parti pris, vous fondez avec rage ! Mon cœur ne s’en embrase que davantage. Allez, allez, intimidez le marchand qui, par les mers, va cherchant des trésors ; ce n’est pas ainsi que s’abat mon courage. Quand j’entends les vents, leurs tempêtes et leurs cris, de leur fureur, en mon cœur, je me ris ; pensent-ils pour si peu m’obliger à me rendre ! Que le ciel fasse pire, que l’air fasse de même, s’il faut mourir, je veux, je le déclare, comme Léandre je veux mourir.

XIII

Vous qui ne savez encore aimer, maintenant ou jamais, en m’entendant parler de Léandre, vous le devez apprendre, à moins que dans le cœur rien de bon vous n’ayez. Mû par l’amour, n’osa-t-il pas, à force de bras, lutter contre la mer qui déjà, pour se venger de ce que frère et mouton lui avaient échappé, avait sur la fille jeté son dévolu. Un soir, vaincu par les flots rigoureux, s’en voyant déjà le jouet, ce vaillant amoureux leur adressa ces mots : « Épargnez-moi maintenant que vers elle je vais, et gardez-moi la mort pour quand je reviendrai. »

XIV

Ô cœur léger, ô courage incertain, penses-tu que je puisse te souffrir plus longtemps ? bonté sans effet, malice déguisée, beauté traîtresse, venimeuse douceur ! Tu es donc