Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/357

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ploies-y tes années ; ne pense plus maintenant qu’à enrichir, en mon nom, notre France, de tes vers ; couvres-en ta faute et paie-moi de la sorte. » — Sus donc, ma plume ! Pour jouir de ma peine, il faut, en son honneur, nous prodiguer davantage encore ; mais, les yeux fixés sur elle, veille que son regard ne nous quitte pas. Sans lui, mon âme se mourait de langueur ; seul il me donne et le cœur et l’esprit ; pour que vis-à-vis d’elle je puisse m’acquitter, il faut qu’elle m’inspire.

XX

Ô vous, maudits sonnets, vous qui eûtes l’audace de toucher à ma dame ; ô malins et pervers, reniés des Muses, vous êtes la honte de mes vers ! Si je vous fais jamais ce tort, s’il me le faut faire à moi-même, de confesser que vous venez de moi, sachez-le : Vous n’êtes pas sortis des sources d’Apollon aux cheveux d’or, des Muses aux yeux verts ; à votre naissance, Tisiphone présidait à leur place. Si jamais j’ai quelque parcelle de renommée, je veux que l’un et l’autre en soyez déshérités ; et si, dès maintenant, je ne vous livre aux feux vengeurs, c’est pour vous diffamer. Vivez dans le malheur, vivez aux yeux de tous, de tout honneur privés ; c’est pour vous punir, que je vous pardonne.

XXI

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ce désir que je cesse d’aimer. Laissez-moi, obstiné que je suis, vivre et mourir tel, puisque ainsi il en est ordonné ; mon amour, c’est le fil qui m’attache à la vie. C’est ce que me dit la fée, comme jadis en Œagrie elle fit pour Méléagre à l’amour destiné : en allumant la souche à l’heure où il naquit : « Toi et ce feu, dit-elle, allez de compagnie. » Et la destinée s’accomplit comme elle l’avait fixé : la souche, à ce qu’on dit, par le feu se trou-