Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/363

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ront plus supporter mon tourment ; et c’est là mon espoir : mourant en aimant, peut-être échapperai-je alors à mes peines.

XXVII

Parfois, las de me désespérer, Amour de quelque bien rafraîchit mon mal, flatte en mon cœur demi-mort sa plaie languissante, nourrit ma souffrance et lui fait reprendre haleine ; alors je conçois quelque vaine espérance. Mais, si tôt que ce dur tyran sent mon espoir reprendre avec plus de force encore, pour l’étouffer, de cent tourments il m’accable. En ce moment même, je le vois me blâmant d’être à ma douleur rebelle : Vive, ô dieux, le mal qui me dévore ! vive à son gré mon tourment rigoureux ! heureux, mille fois heureux celui qui, sans relâche, est toujours malheureux.

XXVIII

Si contre Amour je n’ai d’autre défense, j’exhalerai ma plainte, mes vers le maudiront ; et, après moi, les rochers rediront le tort qu’il fit à ma si pénible constance. Puisque de lui j’endure cette offense, mes vers au moins la rappelleront ; et, quand ils me liront, nos arrière-neveux l’en maudiront ; ce sera ma vengeance. Ayant perdu toute aise, ce sera peu que de perdre la voix. Qui saura l’amertume de mes tristes soucis et qui m’a fait cette plaie, si dur que soit son cœur, de moi aura pitié et pour lui sera sans merci.

XXIX

Ô dame de mes pensées, quand brilla le jour béni où la nature te produisit, elle t’abandonna la clef des immenses trésors qu’elle tient en réserve, tu y pris la grâce qui seule