Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/365

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t’était octroyée, pillant les beautés sans nombre qu’elle a en sa possession, tu te les appropriais au point que, si fière qu’elle soit de son œuvre, elle-même parfois en est étonnée. Quand à ta satisfaction tu fus ainsi parée, pour compléter son œuvre, elle t’offrit encore cette terre où nous sommes ; tu n’en pris rien, mais en toi-même tu en souris, te sentant bien suffisamment pourvue pour y être reine de tous nos cœurs.

CHAPITRE XXIX.

De la modération.

Il faut de la modération, même dans l’exercice de la vertu. — Comme si nous avions le toucher infectieux, il nous arrive de corrompre, en les maniant, des choses qui par elles-mêmes sont belles et bonnes. La vertu peut devenir vice, si nous y apportons un désir par trop âpre et par trop violent. Ceux-là jouent sur les mots, qui disent qu’il n’y a jamais excès dans la vertu, parce qu’il n’y a plus vertu là où il y a excès : « Le sage n’est plus sage, le juste n’est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin (Horace). » — C’est là une subtilité de la philosophie ; on peut avoir un amour immodéré pour la vertu et être excessif dans une cause juste ; l’apôtre préconise à cet égard un juste milieu : « Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut, mais apportez de la sobriété dans la sagesse (S. Paul). » J’ai vu un grand de ce monde porter atteinte à la religion, en se livrant à des pratiques religieuses outrepassant ce qui convient à un homme de son rang. J’aime les natures tempérées et se tenant dans un moyen terme ; dépasser la mesure, même dans le bien, s’il ne me blesse, m’étonne, et je ne sais quel nom lui donner. Je trouve plus étrange que juste la conduite de la mère de Pausanias qui, la première, le dénonça et apporta la première pierre pour sa mise à mort. Je n’approuve pas davantage le dictateur Posthumius faisant mourir son fils qui, dans l’ardeur de la jeunesse, sortant des rangs, avait poussé à l’ennemi et s’en était tiré à son honneur ; je ne suis porté ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et qui coûte si cher. L’archer qui dépasse le but, manque son coup, tout comme celui qui n’y arrive pas ; ma vue se trouble et je n’y vois pas davantage lorsque, tout d’un coup, je suis en pleine lumière ou que je tombe dans l’obscurité.

La philosophie aussi, poussée à l’extrême, comme toutes autres choses, est préjudiciable. — Platon fait dire à Callidès que la philosophie poussée à l’extrême est préjudiciable, et il