Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/367

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conseille de ne pas s’y adonner au delà de ce qu’elle est profitable. Pratiquée avec modération, elle est agréable et commode ; mais si on en outrepasse les limites, elle finit par rendre l’homme sauvage et vicieux, dédaigneux de la religion et des lois qui nous régissent, ennemi de la bonne société, des voluptés permises, incapable de toute fonction publique, de secourir autrui, de se secourir soi-même, dans le cas d’être souffleté par n’importe qui. Calliclès dit vrai ; portée à l’excès, la philosophie asservit notre franchise naturelle et, par une subtilité hors de propos, nous fait dévoyer de cette belle voie plane que la nature nous trace.

Dans tous les plaisirs permis, entre autres dans ceux du mariage, la modération est nécessaire. — L’amitié que nous portons à nos femmes est très légitime ; la théologie ne laisse pourtant pas de la contenir et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois dans saint Thomas un passage où, entre autres raisons de prohibition du mariage entre parents à des degrés rapprochés, il donne celle-ci : qu’il y aurait à craindre que l’amitié portée à une femme dans ces conditions soit immodérée ; parce que si l’affection entre mari et femme existe entre eux pleine et entière, ainsi que cela doit être, et qu’on y ajoute encore celle résultant de la parenté, il n’y a pas de doute que ce surcroît n’entraîne le mari au delà des bornes de la raison.

Les sciences qui régissent les mœurs, telles que la théologie et la philosophie, se mêlent de tout ; il n’est pas un acte privé et secret dont elles ne connaissent et qui échappe à leur juridiction. Bien mal avisés sont ceux qui censurent cette ingérence de leur part ; en cela, ils ressemblent aux femmes, disposées à se prêter autant qu’on veut à toutes les fantaisies dont on peut user avec elles, et qui, par pudeur, ne veulent pas se découvrir quand la médecine a à intervenir. Que les maris, s’il y en a encore qui soient trop acharnés dans ces rapports, sachent donc que ces sciences posent en règle que le plaisir même qu’ils éprouvent avec leurs femmes est réprouvé, s’ils n’y apportent de la modération, et qu’on peut, en pareil cas, pécher par sa licence et ses débordements, comme dans le cas de relations illégitimes. Les caresses éhontées auxquelles, à ce jeu, la passion peut entraîner dans le premier feu de nos transports, sont non seulement indécentes, mais employées avec nos femmes sont très dommageables. Qu’au moins ce ne soit pas par nous qu’elles apprennent l’impudeur ; pour notre besoin, elles sont toujours assez éveillées. Je n’en ai jamais agi, quant à moi, que de la façon la plus naturelle et la plus simple.

Le mariage est une liaison consacrée par la religion et la piété ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, doit être un plaisir retenu, sérieux, empreint de quelque sévérité ; ce doit être un acte de volupté particulièrement prudent et consciencieux. Son but essentiel étant la génération, il y en a qui doutent, lorsque nous n’avons pas espérance de ce résultat, comme dans le cas où la femme est hors d’âge ou enceinte, qu’il soit permis d’en rechercher l’embrassement ;