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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/375

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ment. » Les Grecs en disaient autant de l’armée que Flaminius conduisit dans leur pays ; et Philippe tint le même langage en apercevant, du haut d’un tertre, la belle ordonnance du camp établi par celle qui, sous Publius Sulpitius Galba, venait de pénétrer dans son royaume. Cela montre combien il faut se garder de l’opinion publique ; c’est notre raison et non ce que l’on dit, qui doit déterminer notre jugement.

De la découverte de l’Amérique ; il n’est pas probable que ce soit l’Atlantide de Platon, ni cette terre inconnue où voulurent s’établir les Carthaginois. — J’ai eu longtemps près de moi un homme qui était demeuré dix ou douze ans dans cette partie du Nouveau Monde, découverte en ce siècle, où Villegaignon aborda et qu’il dénomma « la France antarctique ». Cette découverte, qui porte sur une contrée d’une immense étendue, prête à de très sérieuses réflexions. Je me demande sans savoir que répondre, tant de personnages plus éminents que nous s’étant considérablement trompés sur ce point, si l’avenir, comme certains le pensent, nous réserve encore des découvertes de cette importance ; toujours est-il que j’ai peur que nous n’ayons les yeux plus gros que le ventre, plus de curiosité que de moyens d’action ; nous embrassons tout, mais n’étreignons que du vent.

Platon nous montre Solon contant que des prêtres de la ville de Sais, en Égypte, lui avaient appris qu’autrefois, avant le déluge, existait vis-à-vis le détroit de Gibraltar une grande île, du nom d’Atlantide, plus étendue que l’Afrique et l’Asie réunies, et que les rois de cette contrée ne possédaient pas seulement cette île, mais qu’ils exerçaient leur domination si avant en terre ferme, qu’ils occupaient l’Afrique jusqu’à l’Égypte et l’Europe jusqu’à la Toscane ; qu’ils avaient entrepris de pousser jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations riveraines de la Méditerranée jusqu’au golfe formé par la mer Noire ; qu’à cet effet, ils avaient franchi l’Espagne, la Gaule, l’Italie et étaient arrivés en Grèce, où les Athéniens les continrent ; mais que, quelque temps après, le déluge était survenu qui les avait engloutis, eux, les Athéniens et leur île. Il est très vraisemblable que, dans ce cataclysme effroyable, les eaux ont dû occasionner aux pays habités de la terre des modifications dont on n’a pas idée ; c’est ainsi qu’on attribue à l’action de la mer la séparation de la Sicile d’avec l’Italie : « On dit que ces pays, qui ne formaient autrefois qu’un seul continent, ont été violemment séparés par la force des eaux (Virgile) » ; de l’île de Chypre d’avec la Syrie, de celle de Négrepont d’avec la terre ferme de la Béotie ; et que par contre, ailleurs, elle a joint des terres qui étaient séparées par des détroits qui ont été comblés par les sables et le limon : « Un marais longtemps stérile, sur lequel on cheminait à la rame, nourrit aujourd’hui les villes voisines et connaît la charrue féconde du laboureur (Horace). » Mais il n’y a pas grande apparence que l’Atlantide soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir, car elle touchait presque à l’Espagne ; et ce serait un effet incroyable d’inon-