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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/391

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gagner ainsi sur eux l’avantage de les avoir épouvantés et d’avoir triomphé de leur fermeté ; c’est en cela seul, en effet, qu’à le bien prendre, consiste vraiment la victoire : « Il n’y a de véritable victoire, que celle qui contraint l’ennemi à s’avouer vaincu (Claudien). » — Les Hongrois sont très belliqueux ; vainqueurs, ils ne poursuivaient jadis les hostilités que jusqu’à ce que l’ennemi se fût rendu à merci ; dès qu’il s’avouait vaincu, ils le laissaient aller sans le molester davantage, ni lui imposer de rançon, n’exigeant que l’engagement de ne plus prendre désormais les armes contre eux.

La vaillance consiste essentiellement dans notre force d’âme et non dans notre supériorité physique ; aussi y a-t-il des défaites plus glorieuses que des victoires. — Quand nous l’emportons sur nos ennemis, c’est bien plus par des avantages dont nous n’avons pas le mérite, que par des avantages qui dépendent de nous. C’est le propre d’un portefaix et non du courage, d’avoir les bras et les jambes solides ; c’est une qualité indépendante de nous et toute physique, que d’être en bonne disposition ; c’est un coup de fortune, que d’amener notre adversaire à commettre une faute ou de réussir à faire qu’il ait le soleil dans les yeux et qu’il en soit ébloui ; c’est le fait du savoir et de l’adresse, que peuvent tout aussi bien posséder un lâche et un homme de rien, que d’être fort dans le maniement des armes. — La valeur d’un homme et l’estime que nous en avons, se mesurent à ce qu’il a de cœur et de volonté ; c’est ce qui constitue l’honneur, dans le vrai sens du mot. La vaillance, ce n’est pas la vigueur corporelle, c’est la force d’âme et le courage ; elle ne consiste pas dans la supériorité de notre cheval ni de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui succombe sans que son courage en soit abattu ; « qui, s’il tombe, combat à genou (Sénèque) » ; qui, malgré la mort qui le menace, ne perd rien de son assurance ; qui, expirant, demeure impassible et défie encore son ennemi du regard, est accablé non par nous, mais par le fait de la fortune. Il est tué, mais n’est pas vaincu ; les plus vaillants sont parfois les plus malheureux, c’est ce qui fait qu’il y a des défaites plus glorieuses que des succès. — Ces quatre victoires, aussi brillantes les unes que les autres, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, les plus belles dont le soleil ait été témoin, peuvent-elles toutes ensemble rivaliser de gloire avec celle acquise par le sacrifice du roi Léonidas et les siens au défilé des Thermopyles ? Qui prépara jamais la victoire avec un soin plus jaloux de sa gloire et un plus ardent désir de réussir que n’en apporta le capitaine Ischolas à préparer sa perte ; qui a jamais pris, pour assurer son salut, des dispositions plus ingénieuses, y portant plus de soin, que celles qu’il prit pour rendre sa ruine inévitable ? Il était chargé de la défense contre les Arcadiens d’un passage du Péloponèse ; se reconnaissant impuissant à les arrêter, en raison de la disposition des lieux et de l’infériorité numérique des forces dont il disposait, certain que tout ce qui tiendrait tête à l’ennemi serait détruit, jugeant d’autre part indigne de son propre courage et de sa grandeur