Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/392

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vertu et magnanimité, et du nom Lacedemonien, de faillir à sa charge : il print entre ces deux extrémités, vn moyen party, de telle sorte : Les plus ieunes et dispos de sa troupe, il les conserua à la tuition et seruice de leur païs, et les y renuoya : et auec ceux desquels le défaut estoit moindre, il délibéra de soustenir ce pas : et par leur mort en faire achetter aux ennemis l’entrée la plus chère, qu’il luy seroit possible : comme il aduint. Car estant tantost enuironné de toutes parts par les Arcadiens : après en auoir faict vne grande boucherie, luy et les siens furent tous mis au fil de l’espée. Est-il quelque trophée assigné pour les veincueurs, qui ne soit mieux deu à ces veincus ? Le vray veincre a pour son roolle l’estour, non pas le salut : et consiste l’honneur de la vertu, à combattre, non à battre.Pour reuenir à nostre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent vne contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les mettre en cette espreuue, ils les deffient, les iniurient, leur reprochent leur lascheté, et le nombre des battailles perduës contre les leurs. I’ay vne chanson faicte par vn prisonnier, où il y a ce traict : Qu’ils viennent hardiment trétous, et s’assemblent pour disner de luy, car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs ayeulx, qui ont seruy d’aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauure fols que vous estes : vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s’y tient encore. : sauourez les bien, vous y trouuerez le goust de vostre propre chair : inuention, qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant la moue. De vray ils ne cessent iusques au dernier souspir, de les brauer et deffier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voila des hommes bien saunages : car ou il faut qu’ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a vne merueilleuse distance entre leur forme et la nostre.Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre, qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance. C’est vne beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme ialousie que nos femmes ont pour nous empescher de l’amitié et bien-vueillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquerir.