Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/408

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deux soldats, pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile. Ils prindrent heure, sur le point qu’il feroit quelque sacrifice. Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l’vn l’autre, que l’occasion estoit propre à leur besoigne : voicy vn tiers, qui d’vn grand coup d’espee, en assené l’vn par la teste, et le rue mort par terre, et s’en fuit. Le compagnon se tenant pour descouuert et perdu, recourut à l’autel, requérant franchise, auec promesse de dire toute la vérité. Ainsi qu’il faisoit le compte de la coniuration, voicy le tiers qui auoit esté attrapé, lequel comme meurtrier, le peuple pousse et saboule au trauers la presse, vers Timoleon, et les plus apparents de l’assemblée. Là il crie mercy : et dit auoir iustement tué l’assassin de son père : vérifiant sur le champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à propos, qu’en la ville des Leontins son père, de vray, auoit esté tué par celuy sur lequel il s’estoit vengé. On luy ordonna dix mines Attiques, pour auoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son pere, de retirer de mort le père commun des Siciliens. Cette fortune surpasse en règlement, les règles de l’humaine prudence.Pour la fin : en ce faict icy, se descouure il pas vne bien expresse application de sa faneur, de bonté et pieté singulière ? Ignatius Père et fils, proscripts par les Triumuirs à Rome, se résolurent à ce généreux office, de rendre leurs vies, entre les mains Ivn de l’autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans : ils se coururent sus, l’espee au poing : elle en dressa les pointes, et en fit deux coups esgalement mortels : et donna à l’honneur d’vne si belle amitié, qu’ils eussent iustement la force de retirer encore des playes leurs bras sanglants et armés, pour s’entrembrasser en cet estât, d’vne si forte estrainte, que les bourreaux coupèrent ensemble leurs deux testes, laissans les corps tousiours pris en ce noble neud ; et les playes iointes, humans amoureusement, le sang et les restes de la vie, l’vne de l’autre.

CHAPITRE XXXIIII.

D’vn défaut de nos polices.


Fev mon pere, homme pour n’estre aydé ique de l’expérience et du naturel, d’vn iugement bien net, m’a dict autrefois, qu’il auoit désiré mettre en train, qu’il y eust es villes certain lieu designé,