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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/413

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CHAPITRE XXXV.

De l’habitude de se vêtir.

La nature nous a-t-elle formés pour être vêtus ? — Quel que soit le sujet que je veuille traiter, je me heurte à quelque bizarrerie des coutumes admises, tellement elles ont la haute main sur tout ce qui nous touche. En cette saison où le froid se fait sentir, je m’entretenais de l’habitude qu’ont ces peuples nouvellement découverts, d’aller tout nus, et je me demandais si elle a été amenée par la température élevée du climat, ainsi qu’on le dit pour les Indiens et les Maures, ou si, à l’origine, ce n’était pas la façon d’être de l’homme. Tout ce qui est sous la calotte des cieux étant soumis aux mêmes lois, comme le dit l’Écriture, les gens sensés admettent dans les questions de cet ordre que, pour distinguer les lois naturelles de celles qui ont été introduites par nous, il faut se reporter aux règles générales qui président au travail de la nature en ce monde qui, elles, ne souffrent aucune altération. Or tout, en dehors de l’homme, est par soi-même pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa conservation ; il n’est donc pas croyable que seuls nous ayons été créés dans un état si défectueux et si misérable, que nous ne puissions nous passer de secours étranger. C’est pourquoi j’estime que les plantes, les arbres, les animaux et tout ce qui a vie, étant naturellement pourvus de moyens les garantissant suffisamment contre les injures du temps, « Raison pour laquelle presque tous les êtres sont couverts, ou de cuir, ou de poil, de coquilles, de callosités ou d’écorce (Lucrèce) », il en était ainsi de nous. Mais, de même qu’il s’en trouve qui font emploi de lumières artificielles qui affaiblissent la clarté du jour, de même nous avons affaibli l’efficacité des moyens servant à nous garantir qui nous sont propres, en leur en substituant qui ne nous sont pas naturels.

Il est aisé de reconnaître que c’est à l’habitude que nous devons de considérer comme impossible ce qui ne l’est pas ; car, parmi ces nations qui ne font pas usage de vêtements, il y en a qui habitent sous le même climat que nous, et d’autres sous des climats beaucoup plus rudes que le nôtre. Nous-mêmes nous avons constamment à découvert les parties les plus délicates de notre corps : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; et nos paysans, comme nos aïeux, vont encore la poitrine et le ventre découverts. Si nous étions nés avec des jupes et des culottes, il n’y a pas de doute que la nature n’eût doté d’une peau plus épaisse les parties de notre corps exposées aux intempéries des saisons, comme le sont les extrémités des doigts et la plante des pieds. Pourquoi cela nous semble-t-il invraisemblable ? Entre la manière dont je suis vêtu et celle d’un paysan de mon pays, la différence est bien plus grande qu’entre