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CHAPITRE XXXVI.

Sur Caton le jeune.

Il ne faut pas juger des autres d’après nous. — Je ne donne pas dans cette erreur si communément répandue de juger des autres d’après moi ; je crois aisément que bien des choses en eux peuvent différer essentiellement de ce qui est en moi. De ce que je suis porté à faire de telle façon, je n’oblige pas le monde à faire de même comme beaucoup font. Je crois et conçois mille formes diverses de mener l’existence ; et, contrairement à ce qui se passe généralement, les différences qui sont entre nous, m’étonnent moins que les ressemblances qui peuvent exister. Je n’impose à un autre, sans restriction aucune, ni mon genre de vie, ni mes principes ; je le considère simplement en lui-même, sans établir de comparaison, le prenant tel qu’il est. De ce que je ne suis pas continent, je ne laisse pas de reconnaître sincèrement que les Feuillants et les Capucins le sont, et d’approuver leur manière d’être sur ce point ; je me mets fort bien par l’imagination à leur place, et les aime et honore d’autant plus, qu’ils diffèrent de moi. Je souhaite tout particulièrement qu’on nous juge chacun sur ce que nous sommes, sans nous mettre en parallèle avec des modèles tirés de la généralité. Ma faiblesse ne m’empêche pas de faire cas de ceux qui le méritent par leur force et leur vigueur : « Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu’ils croient pouvoir imiter (d’après Cicéron). » — Bien que rampant au niveau du sol, cela ne m’empêche pas d’apercevoir dans les nues, si haut qu’elles se soient élevées, certaines âmes qui se distinguent par leur héroïsme. C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement juste, alors même que mes actions ne le sont pas, et de conserver cette qualité maîtresse exempte de corruption ; c’est quelque chose d’avoir bonne volonté, lors même que les forces nous manquent.

Aujourd’hui la vertu n’est qu’un vain mot ; on n’est vertueux que par habitude, par intérêt ou par ambition. — Notre siècle, au moins dans le milieu où nous vivons, est si vicié que, je ne dirai pas la pratique de la vertu mais même sa conception, est chose à laquelle on ne songe guère ; il semble que ce ne soit plus que du jargon de collège : « Ils croient que la vertu n’est qu’un mot, et dans un bois sacré ne voient que du bois à brûler (Horace) » ; — « La vertu qu’ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre (d’après Cicéron) », est devenue un colifichet bon à pendre dans son cabinet ou au bout de la langue ; un simple objet de parure, tout comme des pendants d’oreille.

Il ne s’accomplit plus d’acte de vertu ; ceux qui sont tels en apparence, n’en ont cependant pas le caractère essentiel ; ils ont leur