Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/421

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source dans le bénéfice, la gloire qu’ils peuvent procurer, la crainte, l’habitude et autres causes étrangères. Les actes de justice, de courage, de bonté émanant de nous, peuvent être considérés par autrui comme ayant la vertu pour mobile et sembler tels au public ; mais, chez leurs auteurs, ce n’est pas la vertu qui les inspire ; ils ont une autre fin, ils procèdent d’une autre cause ; or, la vertu n’admet que ce qui se fait par elle et pour elle.

Après la grande bataille de Platée, remportée par les Grecs sous les ordres de Pausanias sur les Perses commandés par Mardonius, les vainqueurs, suivant leur coutume, ayant à attribuer auxquels parmi eux revenait la gloire du succès, le décernèrent aux Spartiates, pour la valeur au-dessus de tout dont ils avaient fait preuve dans le combat. Quand ceux-ci, excellents juges en fait de vertu, en vinrent à décider auquel d’entre eux devait revenir l’honneur d’être proclamé comme s’étant le mieux conduit en cette journée, ils reconnurent qu’Aristodème était celui qui avait affronté les périls avec le plus de courage. Ils ne lui donnèrent pourtant pas le prix, parce que son courage avait été surexcité par le désir de se laver du reproche qu’il avait encouru pour sa conduite aux Thermopyles et de racheter sa honte passée par une mort honorable.

Il est des hommes qui cherchent à rabaisser les personnages éminents par leurs vertus ; il faudrait au contraire les offrir sans cesse comme des modèles à l’admiration du monde. — Les jugements que nous portons sont loin d’être toujours justes, ils se ressentent de la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des gens d’esprit de mon temps s’ingénier à diminuer la gloire des belles et généreuses actions que nous présente l’antiquité, les dépréciant, inventant à cet effet des circonstances et des causes qui n’ont pas existé : belle malice vraiment ! Qu’on me donne l’action la plus belle, la plus pure, j’arriverai vraisemblablement à lui prêter par douzaines les pires intentions pour mobile. Dieu sait combien, chez qui y prête, notre volonté intime peut être diversement influencée. Ces malins, qui vont répandant la médisance, sont encore plus grossiers et stupides que méchants.

La même peine que l’on prend, les mêmes procédés abusifs dont on se sert pour déprécier ces grands hommes, je serais presque tenté d’en user, pour aider à les faire plus grands encore. Ces grandes figures, si rares, choisies entre toutes, choix auquel ont adhéré les sages eux-mêmes, pour être données en exemple au monde, je ne regarderais pas à accroître, autant que je le pourrais, l’honneur en lequel on les tient, par les interprétations et les circonstances favorables que j’arriverais à créer ; et je crois qu’en cela les effets de notre imagination demeureraient encore bien au-dessous de leur mérite. C’est le devoir des gens de bien, de représenter la vertu sous les formes les plus belles qu’il se peut ; et je ne trouverais pas à redire si ce sentiment nous entraînait à exagérer encore dans les éloges que nous décernons à ses manifestations si dignes de nos