Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/427

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hésiter que : « C’est ainsi que l’âme cache sous un voile trompeur les passions contraires qui l’agitent ; que souvent elle est triste lorsque le visage rayonne de joie, et gaie lorsqu’il paraît triste (Pétrarque). » — Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu’il détourna ses regards comme d’un vilain spectacle l’affectant péniblement. Ils avaient été si longtemps d’accord et associés dans la gestion des affaires publiques, leurs fortunes avaient été si souvent liées l’une à l’autre, ils s’étaient rendu mutuellement tant de services et il y avait eu entre eux de si nombreuses alliances, qu’on ne saurait croire que cette attitude de César était fausse et contraire à ses sentiments intimes, ainsi que l’estime cet autre : « Dès qu’il crut pouvoir s’attendrir sans péril sur son gendre, il feignit de pleurer et tira quelques gémissements d’un cœur rempli de joie (Lucain). » — Certainement, la plupart de nos actions ne sont que masque et que fard, et il est quelquefois vrai que « les pleurs d’un héritier sont des ris sous le masque (Publius Syrus) » ; il faut, toutefois, pour porter un jugement en de telles occurrences, considérer combien nous sommes souvent agités par des passions diverses.

Des passions multiples et souvent contraires subsistent simultanément dans le cœur de l’homme. — Dans notre corps, disent les médecins, se produit un ensemble d’humeurs diverses ; l’une d’elles y domine : c’est celle qui, suivant notre tempérament, a ordinairement le plus d’action en nous ; de même, parmi les sentiments multiples qui agitent nos âmes, il en est toujours un qui a la prédominance ; mais il ne l’a pas au point qu’en raison de la facilité et de la souplesse de l’âme à modifier le cours de ses impressions, les plus faibles ne soient, à l’occasion, capables de prendre le dessus et d’en arriver, eux aussi, à l’emporter momentanément. C’est ce qui fait que nous voyons souvent les enfants, naïvement, tels que la nature les y porte, rire et pleurer d’une même chose ; et, parmi nous, ne pas y en avoir un seul qui, sur le point d’entreprendre tel voyage qui lui sourit le plus, puisse se vanter de n’avoir pas nonobstant, au moment de quitter famille et amis, senti fléchir son courage, et, si de vraies larmes ne lui sont pas échappées, n’est-ce pas tout au moins le cœur serré et attristé qu’il a mis le pied à l’étrier. — Quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des jeunes filles de bonne famille, ne faut-il pas quand même, au moment de les remettre à leurs époux, les détacher du cou de leur mère ; et cependant, combien est dans l’erreur le gai compagnon qui, sur ce sentiment si naturel, s’est laissé aller à dire : « Vénus est-elle donc odieuse aux nouvelles mariées, ou celles-ci se moquent-elles de la joie de leurs parents, par toutes les larmes fausses qu’elles versent en abondance au seuil de la chambre nuptiale ? Que je meure, si ces larmes sont sincères (Catulle) ! » — C’est pourquoi il n’est pas étrange de plaindre tel qui est mort et que cependant nous ne tiendrions pas à voir en vie.

Quand je réprimande mon valet, je le fais aussi vertement que je