Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/434

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On disoit à Socrates, que quelqu’vn ne s’estoit aucunement amendé en son voyage : le croy bien, dit-il, il s’estoit emporté auecques soy.

Quid terras alio calentes
Sole mutamus ? palria quis exsul
Se quoque fugit ?


Si on ne se descharge premièrement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler dauantage ; comme en vn nauire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de i place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s’enfoncent plus auant, et s’affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n’est pas assez de s’estre escarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut séquestrer et r’auoir de soy.

Rupi iam vincula, dicas :
Nam luctata canis nodum arripit ; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahittir pars longa catenæ.


Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n’est pas vne entière liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons laissé ; nous en auons la fantasie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quœ prælia nobis
Atque pericula tune ingratis insinuandum ?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ ? quantique perinde timores ?
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades ? quid luxus desidiésque ?

Nostre mal nous tient en l’ame : or elle ne se peut eschapper à elle mesme,

In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,


Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C’est la vraye solitude, et qui se peut iouir au milieu des villes et des cours des Roys ; mais elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous : desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy : gaignons sur nous, de pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr’aise.Stilpon estant eschappé de l’embrasement de sa ville, où il auoit perdu femme, enfans, et cheuance ; Demetrius PoRorcetes, le voyant en vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda, s’il n’auoit pas eu du dommage ; il respondit que non, et qu’il n’y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C’est ce que le Philosophe Antisthenes disoit plaisamment. Que l’homme se deuoit pourueoir de munitions, qui flottassent sur l’eau, et peussent à nage auec luy eschapper du naufrage. Certes l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soy mesme. Quand la ville de Noie fut ruinée par les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu ; Seigneur garde moy de sentir