Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/433

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ceux en compagnie desquels il se trouvait exposé aux dangers d’une violente tourmente et qui invoquaient le secours des dieux : « Taisez-vous donc, qu’ils ne s’aperçoivent pas que vous êtes ici avec moi. » — L’exemple d’Albuquerque, vice-roi de l’Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, est encore plus typique : sur le point de périr dans un accident de mer, il prit un jeune enfant sur ses épaules, à cette fin que, dans leur péril commun, son innocence prise en considération par la miséricorde divine, lui serve de sauvegarde et que, par elle,[1] il soit sauvé.

Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même s’isoler au milieu des courtisans qui encombrent les palais ; mais, s’il est libre de choisir, il en fuira même la vue, disent les philosophes : si c’est nécessaire, il se résignera à demeurer ; s’il le peut, il choisira l’autre parti. Il n’estime pas avoir fait assez en se défaisant de ses propres vices ; le résultat n’est pas complet, s’il lui faut lutter contre ceux des autres ; Charondas châtiait comme mauvais, ceux convaincus de hanter la mauvaise compagnie. — Il n’est pas d’être plus sociable ni moins sociable que l’homme ; il est l’un par nature, il est l’autre en raison de ses vices. Antisthène ne me semble pas avoir fait une réponse judicieuse quand, à quelqu’un qui lui reprochait de fréquenter la société des méchants, il disait : « Les médecins vivent bien avec les malades. » Les médecins aident, il est vrai, à la santé des malades, mais ils compromettent la leur par la contagion à laquelle ils sont exposés, l’influence pernicieuse qu’exerce la vue continuelle des maladies et les soins auxquels ils participent pour les combattre.

Ce que la plupart des hommes recherchent dans la solitude, c’est d’y vivre loin des affaires et en repos ; mais elle ne nous dégage ni de la gestion de tous soins domestiques, ni surtout de nos vices. — Le but que nous nous proposons quand nous recherchons la solitude est uniquement, je crois, de vivre plus à l’aise et comme il nous convient ; mais nous n’en prenons pas toujours le bon chemin. Souvent on pense avoir abandonné toute occupation, on n’a fait qu’en changer. Le gouvernement d’une famille ne cause guère moins de tracas que celui d’un état. L’âme occupée à une chose, s’y absorbe complètement, et alors même que ce ne sont que des occupations domestiques peu importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Bien plus, nous avons pu nous retirer de la cour, renoncer aux affaires, nous ne sommes pas pour cela délivrés des principaux tourments de la vie : « C’est la raison et la prudence, et non ces plages d’où l’on voit l’étendue des mers, qui dissipent le chagrin (Horace). » L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur, nos désirs déréglés ne nous abandonnent pas, lors même que nous changeons de contrée : « Le souci monte en croupe et galope avec lui (Horace). » Ils nous suivent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie ; il n’est ni déserts, ni anfractuosités de rocher, ni mortifications, ni jeûnes qui nous en affranchissent : « Le trait mortel demeure à son flanc attaché (Virgile). »

  1. *