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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/436

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cette perte : car tu sçais qu’ils n’ont encore rien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c’est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l’iniure : et de les cacher en lieu, où personne n’aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en manière que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes, et si priué, que nulle accointance ou communication de chose estrangere y trouue place : discourir et y rire, comme sans femme, sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz : afin que quand l’occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy receuoir, et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d’oisiueté ennuyeuse,

In solis sis tibi turba locis.


La vertu se contente de soy : sans discipline, sans paroles, sans effects.En noz actions accoustumees, de mille il n’en est pas vne qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades : et cet autre tout cicatrice, transi et pasle de faim, délibéré de creuer plustost que de luy ouurir la porte ; penses-tu qu’ils y soyent pour eux ? pour tel à l’aduenture, qu’ils ne virent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé cependant en l’oysiueté et aux délices. Cettuy-cy tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuict d’vn estude, penses-tu qu’il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouuelles. Il y mourra, ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Plante, et la vraye orthographe d’vn mot Latin. Qui ne contrechange volontiers la santé, le repos, et la vie, à la réputation et à la gloire ? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons