Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/437

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas moins cette prière à Dieu : « Seigneur, continue à me garder de sentir ce malheur ; ce qui est moi, tu le sais, n’a pas encore jusqu’ici été atteint » ; les richesses qui le faisaient réellement riche, les biens auxquels il devait d’être bon, étaient demeurés intacts. Voilà ce que c’est que de faire choix de trésors qui peuvent être mis à l’abri de tout dommage et de les cacher en tel lieu que personne n’y pénètre et qui ne peut être révélé que par nous-mêmes. — Il faut avoir femme, enfants, fortune et surtout la santé, si on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une sorte d’arrière-boutique exclusivement à nous, indépendante, où nous soyons libres dans toute l’acception du mot, qui soit notre principal lieu de retraite et où nous soyons absolument seuls ; là, nous nous entretiendrons d’ordinaire de nous avec nous-mêmes : entretien intime, auquel nul ne sera admis et qui ne portera sur aucun sujet autre. Nous nous y abandonnerons à nos pensées sérieuses ou gaies, comme si nous n’avions ni femme, ni enfants, ni biens, ni train de maison, ni serviteurs, de telle sorte que s’ils viennent à nous manquer, ce ne soit pas chose nouvelle pour nous que de nous en passer. Nous avons une âme susceptible de se replier sur elle-même et de se suffire en sa propre compagnie, d’attaquer comme de se défendre, de recevoir et de donner, ne craignons donc pas dans le tête à tête avec nous-mêmes d’en arriver à croupir dans une ennuyeuse oisiveté : « Dans ta solitude, sois à toi-même le monde (Tibulle). » La vertu se contente par elle-même, sans avoir besoin de règles, de paroles ni d’actes.

Les hommes se passionnent pour mille choses qui ne les concernent point. — Dans ce qui constitue nos occupations habituelles, sur mille, il n’en est pas une où nous soyons directement intéressés à ce que nous faisons. Celui-ci, que tu vois furieux et hors de lui, bravant la fusillade et gravissant cette pente rapide pour escalader ces murailles en ruines ; cet autre qui lui est opposé, hâve, souffrant de la faim, couvert de cicatrices et résolu à périr plutôt que de laisser pénétrer son adversaire, penses-tu qu’ils agissent pour leur propre compte ? C’est pour celui de tel et de tel, qu’ils n’ont jamais vus et qui n’ont guère souci de leurs faits et gestes, plongés qu’ils sont dans l’oisiveté et les plaisirs, pendant que les premiers se morfondent. — Celui-ci atteint de pituite, de maux d’yeux, vêtu misérablement, que tu vois sortir après minuit de son lieu d’études, crois-tu qu’il y ait passé son temps à rechercher dans les livres ce qu’il lui faut faire pour se perfectionner dans le bien, arriver à être plus content de son sort et progresser dans la sagesse ? Il s’agit bien de cela ! Il mourra à la tâche ou finira par révéler à la postérité le rythme dans lequel sont écrits les vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. — Qui n’échange de propos délibéré la santé, le repos, la vie, pour la réputation et la gloire, monnaie courante la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse de toutes celles dont nous faisons usage ? — Notre