Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/440

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la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l’appréhension molle et lasche, et vn’affection et volonté délicate, et qui ne s’asseruit et ne s’employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les âmes actiues et occupées, qui embrassent tout, et s’engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses : qui s’offrent, qui se présentent, et qui se donnent à toutes occasions.Il se faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu’elles nous sont plaisantes ; mais sans en faire nostre principal fondement. Ce ne l’est pas ; ny la raison, ny la nature ne le veulent. Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la puissance d’autruy ? D’anticiper aussi les accidens de fortune, se priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour par le tourment de cette vie, en acquérir la béatitude d’vne autre : ceux-cy pour s’estans logez en la plus basse marche, se mettre en seureté de nouuelle cheute) c’est l’action d’vne vertu excessiue. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes, glorieuse et exemplaire.

Tuta et paruula laudo,
Cûm res deficiunt, salis inter vilia fortis :
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.

Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz la faueur de la fortune, me préparer à sa défaueur ; et me représenter estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l’imagination y peut attaindre : tout ainsi que nous nous accoustumons aux iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie n’estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le sçauoir auoir vsé d’vtensiles d’or et d’argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit : et l’estime mieux, que s’il s’en fust demis, de ce qu’il en vsoit modérément et libéralement.Ie voy iusques à quels limites va la nécessité naturelle : et considérant le panure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus sain que moy, ie me plante en sa place : l’essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes ta-