Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/439

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propre mort ne nous inspire pas déjà assez de frayeur, que nous nous intéressons encore à celle de nos femmes, de nos enfants, de nos gens ! Nos affaires ne nous donnent pas assez de peine, il faut que nous ajoutions à nos tourments, à nos cassements de tête, en nous occupant de celles de nos voisins et de nos amis : « Comment peut-on se mettre en tête d’aimer quelque chose plus que soi-même (Térence) ! »

La retraite convient surtout à ceux qui ont consacré la majeure partie de leur vie au service de l’humanité. — La solitude me semble surtout indiquée et avoir raison d’être pour ceux qui ont consacré à l’humanité la plus belle partie de leur vie, celle où ils étaient en pleine activité, ainsi que fit Thalès. C’est assez avoir vécu pour les autres, vivons pour nous au moins durant le peu de temps qui nous reste ; recueillons-nous, et, dans le calme, remémorons-nous nos pensées et ce que furent nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire qu’une retraite consciencieuse : cela occupe assez, sans y joindre d’autres entreprises en cours. Puisque Dieu nous donne le loisir de prendre nos dispositions pour quitter ce monde, préparons-nous-y, plions bagage ; prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dégageons-nous de ces engagements par trop pressants qui nous lient ailleurs et nous distraient dans notre retour sur nous-mêmes.

Il faut être capable de faire abstraction de toutes nos obligations, et, faisant un retour sur nous-mêmes, être exclusivement à nous ; tempéraments qui s’y prêtent le mieux ; comment y arriver. — Il faut rompre avec de trop fortes obligations ; nous pouvons encore aimer ceci ou cela, mais ne pouvons plus épouser que nous ; autrement dit, ce qui est en dehors de nous peut ne pas nous demeurer étranger, mais il ne faut pas nous y attacher au point que cela fasse corps avec nous et qu’on ne puisse l’en séparer sans nous écorcher et, avec, arracher quelque partie de nous-mêmes. La chose la plus importante du monde est de savoir s’appartenir. Il est temps de nous retirer de la société puisque nous ne pouvons plus rien lui apporter ; celui qui n’est pas à même de prêter, doit se défendre d’emprunter. Nos forces nous manquent, rompons et replions-nous sur nous-mêmes. Que celui qui alors peut reporter sur soi et se rendre à lui-même les devoirs qu’on attend d’ordinaire de l’amitié et de la société, le fasse ; mais, dans sa chute qui le rend inutile, importun et à charge aux autres, qu’il se garde d’être à charge, importun et inutile à lui-même. Qu’il se flatte, se caresse, mais surtout qu’il se régente ; qu’il respecte et craigne sa raison et sa conscience, si bien qu’il ne puisse faire sans honte un faux pas en leur présence : « Il est rare en effet que chacun se respecte assez soi-même (Quintilien). »

Socrate dit que les jeunes gens doivent s’instruire ; les hommes faits, pratiquer ce qui est bien ; les vieillards, cesser toute occupation civile et militaire, vivre comme bon leur semble, sans être astreints à un travail déterminé. Il y a des tempéraments plus dis-