Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/446

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de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé, nos meilleures pièces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la médecine ; et se font desseigner par art certaines règles de viure, pour ne les plus outrepasser : aussi celuy qui se retire ennuie et desgousté de la vie commune, doit former cette-cy, aux règles de la raison ; l’ordonner et renger par préméditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute espèce de trauail, quelque visage qu’il porte ; et fuir en gênerai les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l’ame ; et choisir la route qui est plus selon son humeur :

Vnusquisque sua nouerit ire via.

Au mesnage, à l’estude, à la chasse, et tout, autre exercice, il faut donner iusques aux derniers limites du plaisir ; et garder de s’engager plus auant, ou la peine commence a se mesler parmy. 11 faut reseruer d’embesoignement et d’occupation, autant seulement, qu’il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommoditez que tire après soy l’autre extrémité d’vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences stériles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse : il les faut laisser à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n’ayme pour moy, que des liures ou plaisans et faciles ; qui me chatouillent ; ou ceux qui me consolent, et conseillent à régler ma vie et ma mort.

Tacitum syluas inter reptare salubres,
Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est.

Les gens plus sages peuuent se forger vn repos tout spirituel, ayant l’ame forte et vigoureuse. Moy qui l’ay commune, il faut que i’ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l’aage m’ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie, i’instruis et aiguise mon appétit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes, l’vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les vns après les autres :

Carpamus dulcia, nostrum est
Quod vivis, cinis et mânes et fabula fies.

Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire, c’est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne peuuent loger en mesme giste : à ce que ie voy, ceux-cy n’ont que