Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/447

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— Les lettres sont un passe-temps agréable, mais si nous nous y absorbons au point d’en perdre la gaité et la santé, ce qu’en somme nous avons de mieux, renonçons-y ; je suis de ceux qui pensent que les avantages qu’elles nous procurent, ne compensent pas une telle perte. Les hommes affaiblis par quelque indisposition qui se prolonge, finissent par se mettre à la merci du médecin, et, afin de ne plus aller à l’encontre de ce que l’art indique en pareil cas, se font prescrire le régime à suivre ; celui qui, ennuyé et pris de dégoût, se retire de la vie commune, doit également observer dans le nouveau genre de vie qu’il adopte les règles de la raison et, de parti pris et par sagesse, se ranger à ce qu’elles indiquent.

Études et soins auxquels on peut se livrer dans la solitude ; sciences dont, à ce moment, il ne faut pas s’embarrasser l’esprit. — Il devra avoir renoncé à tout travail quel qu’il soit et de quelque façon qu’il se présente, et aussi, d’une manière générale, fuir les passions qui portent atteinte à la tranquillité soit du corps, soit de l’âme, et « choisir la voie la plus conforme à son caractère (Properce) ». — Qu’il se livre à la culture, à l’étude, à la chasse ou à tout autre exercice, il peut le faire dans la mesure où il y trouve son plaisir, mais qu’il se garde d’aller au delà, car alors la peine commence à s’y mêler. Il ne se faut créer d’ouvrage et ne s’occuper que dans la limite où c’est nécessaire pour nous tenir en haleine et nous préserver des incommodités qu’entraîne l’exagération contraire, l’oisiveté qui amollit et assoupit. — Il y a des sciences stériles et ardues qui, pour la plupart, ont surtout de l’intérêt pour le monde, laissons-en l’étude à ceux qui sont à son service. Pour moi, je n’aime que les livres distrayants et faciles, dont la lecture m’est agréable, ou encore ceux qui m’apportent des consolations et me donnent des conseils sur la manière de diriger ma vie et de me préparer à la mort : « Me promenant en silence dans les bois et m’occupant de tout ce qui est digne d’un homme rangé et vertueux (Horace). »

Les gens plus sages que moi, à l’âme forte et élevée, peuvent se créer un repos tout spirituel ; moi qui l’ai comme tout le monde, j’ai besoin que les commodités du corps me viennent en aide ; et l’âge venant de m’enlever celles qui étaient le plus à mon gré, je recherche celles que me permet encore cette époque de ma vie et me mets en mesure d’en profiter. Il faut, par tous les moyens en notre pouvoir, y employant nos dents et nos griffes, nous conserver la jouissance des satisfactions de l’existence que les ans nous arrachent successivement des mains les unes après les autres : « Jouissons ; seuls les jours que nous donnons au plaisir sont à nous ; bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, fable (Perse). »

La gloire et le repos sont choses incompatibles. — Or, Pline et Cicéron nous donnent comme but à poursuivre, de la gloire à acquérir ; c’est bien loin de mon compte. La disposition d’esprit la plus contraire à la vie solitaire, c’est l’ambition : gloire et repos sont choses qui ne vont pas ensemble. Pline et Cicéron, je le vois,