Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/449

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ne se sont dégagés que de corps du flot humain ; plus que jamais ils y demeurent engagés d’âme et d’intention : « Vieux radoteur, ne travailles-tu donc que pour amuser l’oisiveté du peuple (Perse) ? » ils n’ont reculé que pour mieux sauter et, par un vigoureux effort, pénétrer plus avant dans la foule.

Vous plaît-il de voir combien ils sont dans l’erreur ? Comparons leur avis à celui d’Épicure et de Sénèque, deux philosophes appartenant à deux écoles très différentes l’une de l’autre, écrivant l’un à Idoménée, l’autre à Lucilius leurs amis, pour les amener à abandonner la vie publique et les grandeurs, et vivre dans la retraite : « Vous avez jusqu’ici, disent-ils, vécu nageant et flottant sur les mers ; rentrez au port pour y mourir. Vous avez passé toute votre vie en pleine lumière, vivez à l’ombre ce qui vous en reste. Ce ne serait pas quitter vos occupations, que de ne pas renoncer du même coup au bénéfice qu’elles produisent ; c’est pourquoi il faut vous défaire de toute arrière-pensée de gloire et de renom ; il serait mauvais pour votre repos, que le rayonnement de vos actions passées vous suive jusque dans votre refuge, vous mettant par trop en évidence. En même temps que vous renoncez aux autres voluptés, renoncez à celle que procure l’approbation des hommes ; et quant à ce qui est de votre science et de vos capacités, n’en ayez souci ; elles ne seront pas perdues si vous-même venez à valoir davantage. Souvenez-vous de ce quidam auquel on demandait à quoi lui servait de se donner tant de peine pour acquérir un talent que peu de personnes sauraient qu’il possède, et qui répondait : « S’il y en a un petit nombre à le savoir, cela me suffit ; s’il y en a une seule, c’est assez ; s’il n’y en a aucune, cela me suffit encore » ; il était dans le vrai. Vous et un autre vous tenant compagnie, vous vous suffisez bien, en cette scène continue de théâtre qu’est la vie, à vous servir réciproquement de public ; si vous êtes seul, soyez-vous à la fois acteur et spectateur ; que la foule ne compte à vos yeux que comme un témoin unique, et qu’un seul témoin ait pour vous la même importance qu’un public nombreux. C’est une ambition qui témoigne de la faiblesse que de vouloir faire servir à la gloire l’oisiveté et la retraite dans lesquelles on vit ; il faut faire comme font les animaux qui effacent leurs traces à l’entrée de leur tanière, quand ils y rentrent. Vous n’avez plus à chercher à faire que le monde parle de vous ; vous n’avez à vous préoccuper que de ce qu’il faut que vous vous disiez à vous-même. Rentrez en vous, mais tout d’abord préparez-vous à vous y recevoir ; car ce serait folie, si vous ne savez quelle conduite tenir à cet effet, de vous en fier à votre seule inspiration. On peut errer dans la vie solitaire, tout comme lorsqu’on vit en société. Tant que vous n’êtes pas en mesure de vous présenter dans une attitude irréprochable, devant qui vous n’oseriez paraître autrement, tant que vous ne vous inspirez pas à vous-même pudeur et respect, « remplissez-vous l’esprit de nobles images (Cicéron) » ; ayez toujours présents à l’imagination Caton, Phocion, Aristide devant lesquels les fous eux-mêmes