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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/453

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tion de bien écrire la langue de leur nourrice ! Que ferait de pire un simple maître d’école dont ce serait le gagne-pain ? — Si les hauts faits de Xénophon et de César n’eussent surpassé de beaucoup leur éloquence, je doute qu’ils les eussent écrits ; ce qu’ils ont cherché à faire connaître, c’est la conduite qu’il ont tenue dans les événements auxquels ils ont été mêlés, et non leur manière de les raconter. Si la perfection du langage pouvait valoir une gloire de bon aloi à de hauts personnages, Scipion et Lælius n’eussent certainement pas cédé à un esclave africain l’honneur qui pouvait leur revenir de leurs comédies et de leurs autres écrits où se manifestent toutes les délicatesses les plus délicieuses de la langue latine, car il est hors de doute que l’œuvre de Térence est la leur ; outre que l’auteur en convient, cela ressort de sa beauté et de sa perfection mêmes, et de fait, je serais bien au regret que l’on me prouvât le contraire.

Les rois et les grands ne doivent pas tirer vanité d’exceller dans les arts et les sciences ; seuls les talents et les qualités qui importent à leur situation, sont susceptibles de leur faire honneur. — C’est en quelque sorte se moquer et faire injure à quelqu’un que de chercher à le faire valoir en lui attribuant des qualités qui, si louables qu’elles soient par elles-mêmes, ne conviennent pas à son rang ; ou encore en lui en attribuant d’autres que celles qui doivent être en lui en première ligne. C’est comme si on louait un roi d’être bon peintre ou bon architecte, ou encore adroit au tir ou à courir des bagues ; de tels éloges ne font honneur que s’ils sont présentés d’une façon générale et ajoutent à ceux que peuvent mériter, par les qualités propres à la situation qu’ils occupent, ceux auxquels ils s’adressent ; dans le cas pris pour exemple, à la justice du prince, à l’entente avec laquelle il dirige les affaires de l’État en paix comme en guerre. C’est de la sorte que ses connaissances en agriculture ont honoré Cyrus ; que son éloquence et sa culture des belles-lettres ont honoré Charlemagne. Bien plus, j’ai vu de mon temps des personnages qui devaient leurs titres et leur situation à leur talent calligraphique, renier leurs débuts, s’appliquer à avoir une mauvaise écriture et affecter une profonde ignorance de ce savoir si vulgaire que le peuple estime ne se rencontrer guère chez les personnes instruites, et chercher à se recommander par des qualités plus importantes. — Démosthènes étant en ambassade auprès de Philippe, ses compagnons louaient ce prince d’être beau, éloquent et buveur émérite. Ce sont là, dit Démosthènes, des qualités faisant plus d’honneur à une femme, à un avocat et à une éponge, qu’à un roi : « Qu’il commande, qu’il terrasse l’ennemi qui résiste et soit clément à l’égard de celui réduit à l’impuissance (Horace). » Ce n’est pas le métier d’un roi de savoir bien chasser ou bien danser : « Que d’autres plaident éloquemment ; que d’autres, armés du compas, décrivent les mouvements du ciel, prédisent le cours des astres ; son rôle à lui, est de savoir gouverner (Virgile). »