Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/467

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vivantes sur le corps de leur mari ; fréquemment les vicissitudes de la guerre amènent des populations entières à se donner volontairement la mort. — Dans le royaume de Narsingue, les femmes des prêtres sont, encore aujourd’hui, ensevelies vivantes avec le corps de leurs maris : les autres femmes n’appartenant pas à cette caste sont brûlées vives aux funérailles de leurs époux, et toutes supportent leur sort, non seulement avec fermeté, mais gaîment. À la mort du roi, ses femmes et ses concubines, ses favoris, tous ses officiers et ses serviteurs, et ils sont légion, se présentent avec une joie si manifeste au bûcher où le corps de leur maître est brûlé et dans lequel ils vont eux-mêmes se précipiter, qu’ils témoignent par là tenir pour un très grand honneur de l’accompagner dans l’autre monde. — Pendant nos dernières guerres dans le Milanais, Milan fut si souvent pris et repris que le peuple, rendu impatient par ces changements de fortune multipliés, en vint à une telle insouciance de la mort, que mon père, auquel je l’ai entendu dire, vit compter jusqu’à vingt-cinq chefs de famille qui, en une semaine, se la donnèrent eux-mêmes. — Ce fait est à rapprocher de ce qui se passa au siège de Xanthe par Brutus, dont les habitants, hommes, femmes et enfants, se précipitèrent pêle-mêle au-devant de la mort avec un si ardent désir de la recevoir, qu’on ne saurait faire plus pour sauver sa vie qu’ils ne firent pour la perdre ; si bien que Brutus ne put qu’à grand’peine en sauver un petit nombre.

Souvent l’homme sacrifie sa vie à la conservation d’idées politiques ou religieuses. — Toute opinion peut s’emparer de nous avec une force telle qu’il peut nous arriver de la soutenir aux dépens de notre vie. — Le premier article du serment, si empreint de courage, par lequel les Grecs se lièrent au moment des guerres médiques, portait que chacun s’engageait à passer de vie à trépas, plutôt que d’accepter la domination des Perses. — Combien, dans la guerre engagée entre les Turcs et les Grecs, voit-on des premiers subir une mort cruelle, plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser, actes de courage dont toutes les religions du reste nous offrent des exemples.

Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs états, le roi Jean de Portugal leur vendit, à huit écus par tête, la faculté de se réfugier dans les siens pendant un temps déterminé, au bout duquel ils devaient en sortir ; et, pour ce faire, il s’engageait à leur fournir des vaisseaux pour les transporter en Afrique. Le jour arrivé, passé lequel il était spécifié que ceux qui n’auraient pas quitté le territoire seraient réduits en esclavage, les vaisseaux leur furent amenés en nombre insuffisant. Ceux qui purent embarquer, fort vilainement malmenés par les équipages, eurent à subir indignités sur indignités ; en outre, promenés sur mer dans un sens puis en sens contraire jusqu’à ce que, leurs provisions étant épuisées, ils fussent contraints d’en acheter à ceux qui les transportaient, ceux-ci les leur firent payer si cher, qu’ils en arrivèrent, cet état de