Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/476

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et renge à soy, et à son estât, quel qu’il soit, les sentiments du corps, et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquérir ; et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n’y a raison, ny prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais, qu’elle a en sa disposition, donnons luy en vn, propre à nostre repos et conseruation : nous voyla non couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son profit indifféremment de tout. L’erreur, les songes, luy seruent vtilement, comme vne loyale matière, à nous mettre à garant, et en contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et naifs : et par conséquent vns, à peu près, en chasque espèce, ainsi qu’elles montrent par la semblable application de leurs mouuements. Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient en cela : il est à croire, que nous en serions mieux, et que nature leur a donné vn iuste et modéré tempérament, enuers la volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d’estre iuste, estant égal et commun. Mais puis que nous nous sommes émancipez de ses règles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies : au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d’autant qu’il oblige et attache par trop l’ame au corps : moy plustost au rebours, d’autant qu’il l’en desprent et desclouë. Tout ainsi que l’ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition, à qui luy fera teste : il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arrière, nous appellons à nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant : ainsin est l’ame.Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy : où nous trouuerons qu’il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou plus morne, selon la feuille où Ion les couche, et qu’elle ne tient qu’autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’espee en la chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantement, par les Médecins, et par Dieu mesme estimées grandes, et que nous passons auec tant de cérémonies, il y a des nations entières, qui n’en font nul compte.