Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/475

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cident qui puisse nous arriver et le fais volontiers, étant l’homme du monde qui lui veut le plus de mal et l’évite le plus qu’il peut, bien que, jusqu’à présent. Dieu merci, je n’aie pas eu grand rapport avec elle ; mais nous avons possibilité, sinon de l’anéantir, du moins de la diminuer, en nous montrant patients, et d’en affranchir notre âme et notre raison, alors même qu’elle tient notre corps sous sa dépendance. S’il n’en était ainsi, que vaudraient la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution ? Quel rôle auraient-elles à jouer, si la douleur n’était plus à défier ? « La vertu est avide de périls (Sénèque). » S’il ne fallait nous coucher sur la dure ; armé de toutes pièces, endurer la chaleur du milieu du jour ; manger du cheval et de l’âne, se voir taillader les chairs, extraire une balle du corps ; souffrir quand on nous recoud, qu’on nous cautérise ou qu’on nous sonde, par quoi acquerrions-nous supériorité sur les gens du commun ? Les sages sont bien loin de nous inviter à fuir le mal et la douleur quand ils nous disent « qu’entre plusieurs actions également bonnes, celle dont l’exécution présente le plus de peine, est celle que nous devons le plus souhaiter avoir à accomplir ». — « Ce n’est ni par la joie et les plaisirs, ni par les jeux et les ris compagnons ordinaires de la frivolité, qu’on est heureux ; on l’est souvent aussi dans la tristesse, par la fermeté et la constance (Cicéron). » C’est pourquoi jamais nos pères n’ont pu comprendre que les conquêtes faites de vive force, en courant les hasards de la guerre, ne soient pas plus avantageuses que celles qu’on fait en toute sécurité, par les intelligences que l’on s’est ménagées et par des négociations : « La vertu est d’autant plus douce, qu’elle nous a plus coûté (Lucain). »

Plus elle est violente, plus elle est courte et plus il est possible à l’homme d’en diminuer l’acuité en réagissent contre elle, ce que nous permettent de faire les forces de l’âme, et ce à quoi nous parvenons tous, sous l’empire de sentiments divers. — Bien plus, et cela doit nous consoler, la nature a fait que « lorsque la douleur est violente, elle est de courte durée ; et que lorsqu’elle se prolonge, elle est légère (Cicéron) ». Tu ne la ressentiras pas longtemps, si elle est excessive ; elle cessera d’être ou mettra fin à ton existence, ce qui revient au même ; si tu ne peux la supporter, elle t’emportera : « Souviens-toi que les grandes douleurs se terminent par la mort ; que les petites nous laissent de nombreux intervalles de repos et que nous sommes à même de dominer celles de moyenne intensité. Tant quelles sont supportables, endurons-les donc patiemment ; si elles ne le sont pas, si la vie nous déplaît, sortons-en comme d’un théâtre (Cicéron). »

Ce qui fait que nous supportons si impatiemment la douleur, c’est que nous ne sommes pas habitués à rechercher en notre âme notre principal contentement ; nous ne faisons pas assez fond sur elle, qui est la seule et souveraine maîtresse de notre condition ici-bas. Le corps n’a, sauf en plus ou en moins, qu’une manière d’être et de faire ; l’âme, sous des formes diverses très variées, soumet à