Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/481

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même, pour en dérober la honte aux yeux du public ! Renversé enfin sous son adversaire et condamné par le peuple, a-t-il jamais détourné la tête, en recevant le coup mortel (Cicéron). »

Venons-en aux femmes. Qui n’a entendu parler de celle qui, à Paris, se fit enlever la peau dans le seul but qu’une nouvelle lui donnât un teint plus frais ? Il y en a qui se font arracher des dents saines, pleines de vie, pour que la voix en devienne plus douce et plus ample ou pour que la dentition en ait meilleure apparence. Combien d’exemples de mépris de la douleur n’avons-nous pas en ce genre ; de quoi ne sont-elles capables, que redoutent-elles pour peu qu’elles espèrent que leur beauté en profitera ! « Il s’en trouve qui prennent soin d’arracher leurs cheveux blancs et qui s’écorchent le visage pour se faire une nouvelle peau (Tiburce). » J’en ai vu avaler du sable, de la cendre et en arriver à se ruiner l’estomac pour se donner un teint pâle. Pour avoir la taille mince et élégante des Espagnoles, quelles tortures ne s’imposent-elles pas, guindées, sanglées, avec des éclisses sur les côtés qui mettent la chair à vif, si bien qu’il y en a quelquefois qui en meurent.

Chez beaucoup de peuples de notre époque, il arrive fréquemment que pour confirmer la véracité de ses paroles, on s’inflige volontairement des blessures. Notre roi en cite des cas qu’il a vus en Pologne, qui se sont produits pour attester des déclarations faites à lui-même. En dehors de faits semblables qui, à ma connaissance, ont eu lieu en France par imitation, peu avant que je ne revienne de ces fameux états de Blois, j’ai vu en Picardie une fille qui, pour affirmer la sincérité des promesses qu’elle avait faites et aussi sa fidélité, se donna, avec le poinçon qu’elle portait dans sa chevelure, quatre à cinq forts coups dans le bras, qui lui traversèrent la peau et la firent saigner abondamment. — Les Turcs se font de grandes estafilades en l’honneur de leurs dames ; et, pour que la trace en demeure, ils mettent aussitôt après le feu dans la plaie et l’y maintiennent un temps incroyable, tant pour arrêter l’écoulement du sang que pour que se forme une cicatrice ; des personnes qui l’ont vu, l’ont écrit et me l’ont affirmé par serment. Dans ce même pays, on voit tous les jours des gens qui, pour dix aspres, s’entaillent profondément soit le bras, soit la cuisse. — Je suis très aise, quand les témoignages abondent pour les choses qu’il importe le plus d’établir ; et ici, le christianisme nous en fournit de concluants. Après notre divin Guide combien, à son exemple et par dévotion, ont voulu porter la croix ! Des témoins très dignes de foi nous font connaître que le roi saint Louis porta constamment la haire, jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur le lui interdit ; et que, tous les vendredis, il se faisait flageller sur les épaules par un prêtre avec une discipline formée de cinq chaînettes en fer, qu’à cet effet on portait toujours dans son attirail de nuit.

Notre dernier duc de Guyenne, Guillaume, père de cette Éléonore qui transmit ce duché aux maisons de France et d’Angleterre, portait continuellement par pénitence, pendant les dix ou douze