Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/492

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scrue à l’abandon : le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination. Par ou ie suis retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que l’en sens, certes plus plaisante beaucoup et plus réglée. C’est que ie fais courir ma despence quand et quand ma recepte ; tantost l’vne deuance, tantost l’autre : mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Ie vis du iour à la iournée, et me contente d’auoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires : aux extraordinaires toutes les prouisions du monde n’y sçauroyent suffire. Et est follie de s’attendre que fortune elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C’est de noz armes qu’il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si l’amasse, ce n’est que pour l’espérance de quelque voisine emploite ; et non pour acheter des terres, dequoy ie n’ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est ; non esse emacem, vectigal est. Ie n’ay ny guère peur que bien me faille, ny nul désir qu’il m’augmente. Diuitiarum fructus est in copia ; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulièrement que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement enclin à l’auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies.Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué que l’accroist de cheuance, n’estoit pas accroist d’appétit, au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme : et qui d’autre part, sentoit poiser sur ses espaules l’importunité de l’œconomie, ainsi qu’elle faict à moy ; délibéra de contenter vn ieune homme pauure, son fîdele amy, abboyant après les richesses ; et luy feit présent de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu’il estoit en train d’accumuler tous les iours par la libéralité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre : moyennant qu’il prinst la charge de l’entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement : et esgalement contents du changement de leur condition.Voyla vn tour que i’imiterois de grand courage. Et loue grandement la fortune d’vn vieil Prélat, que ie voy s’estre si purement demis de sa bourse, et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost à vn autre, qu’il a coule vn long espace d’années, autant ignorant cette sorte d’affaires de son mesnage, comme vn estranger. La fiance de la bonté d’autruy, est un non léger tesmoignage de la bonté propre ; partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son re-