Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

très heureusement changer de manière et fit que j’abandonnai complètement cet esprit de conservation et d’économie ; ce fut au plaisir que j’éprouvai d’un certain voyage qui m’occasionna une grande dépense que je dus de renoncer à cette sotte façon de faire. J’en vins ainsi à un troisième mode de vie, certainement beaucoup plus agréable et plus normal (c’est du moins l’effet qu’il me produit), laissant dépenses et recettes aller d’elles-mêmes, tantôt l’une devançant l’autre et inversement, mais toujours sans différence sensible. Je vis de la sorte au jour le jour, me contentant d’avoir de quoi suffire aux besoins du moment et aux dépenses prévues ; quant à l’imprévu, toutes les prévisions du monde ne pourraient y suffire ; et c’est folie de penser que de ses propres mains la fortune nous armera suffisamment contre elle-même ; c’est avec nos seuls moyens qu’il faut la combattre ; toute arme d’occasion nous trahira au moment critique. — Si maintenant j’amasse, ce n’est plus que parce que j’ai en vue une dépense prochaine ; non pour acheter des terres, je n’en ai que faire, mais pour me procurer de l’agrément : « C’est être riche que de n’être pas avide de richesses ; c’est un revenu, que de se dispenser d’acheter (Cicéron). » Je ne crains guère que mes revenus viennent à me faire défaut et n’ai pas le désir de les accroître : « Le fruit des richesses est dans l’abondance, et l’abondance amène la satiété (Cicéron). » Je me félicite grandement de m’être corrigé de mon penchant à l’avarice à un âge où on y est naturellement enclin, et de m’être défait de cette folie, la plus ridicule des folies humaines, si commune aux vieillards.

Féraulez, qui avait passé par ces deux degrés de fortune, trouvant qu’à l’accroissement de ses biens n’avait pas correspondu un accroissement semblable dans ses appétits pour boire, manger, dormir et caresser sa femme, et d’autre part les ennuis qu’entraînait l’administration de ces biens (ennuis que j’éprouve moi aussi) lui pesant grandement, se résolut à faire un heureux d’un jeune homme pauvre, ami fidèle qui rêvait de devenir riche. Il lui fit don de tous ses biens qui étaient considérables, excessifs même et, en surplus, de tout ce dont chaque jour il les augmentait par la guerre et grâce aux libéralités de Cyrus son maître, qui était plein de bonté à son égard, sous condition qu’il se chargeât de l’entretenir et de le nourrir très honorablement en qualité d’hôte et d’ami. À partir de ce moment, ils vécurent très heureux en cet état, également satisfaits tous deux des changements que ce marché avait introduits dans leurs existences.

Voilà une façon de faire que j’imiterais très volontiers ; et je loue beaucoup le sage parti pris par un vieux prélat que je connais, qui remet simplement sa bourse, ses revenus et le soin de son entretien à un serviteur choisi, tantôt à l’un, tantôt à un autre, et qui a vécu doucement ainsi de longues années, aussi ignorant de ses affaires domestiques qu’un étranger. La confiance dans les bons sentiments des autres est un indice assez sûr que ces sentiments sont vôtres, c’est pourquoi elle nous vaut la faveur divine ; c’est peut--