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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/495

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être à cela que ce prélat dut d’avoir la maison la mieux administrée, marchant toujours sans à-coups. Heureux celui qui règle si exactement ses besoins, que ses richesses y suffisent sans être pour lui un sujet de préoccupation ou d’empêchement, sans que leur répartition ou leur recouvrement soit une entrave à ses autres occupations plus conformes à ses goûts et auxquelles il peut ainsi s’adonner plus convenablement et plus tranquillement.

Les biens ne sont donc pas plus réels que les maux, les uns comme les autres ne sont tels que par l’appréciation que nous en portons. — Aisance et indigence dépendent donc de l’opinion que chacun s’en fait ; la richesse, pas plus que la gloire, que la santé, n’ont d’attrait et ne causent de plaisir qu’autant que leur en prête celui qui les possède. Chacun est bien ou mal en ce monde, suivant ce que lui-même en pense : est content, celui qui se croit satisfait et non celui que les autres jugent tel ; la croyance qu’on en a, fait seule que cela peut être et est en réalité. La fortune ne nous fait ni bien ni mal ; elle se borne à nous fournir les éléments du bien et du mal et possibilité de les mettre en œuvre, ce qui est l’affaire de notre âme qui, plus puissante que la fortune, triture ces matériaux et en tire le parti qui lui plaît, se trouvant ainsi être seule cause et maîtresse de notre condition bonne ou mauvaise. Les effets que nous ressentons des choses en dehors de nous qui nous touchent et la manière dont elles nous apparaissent, dépendent de nos dispositions intimes, de même que nos habits nous réchauffent du fait, non de la chaleur qui leur est propre, mais de la nôtre qu’ils conservent et développent ; qui en couvrirait un corps froid, arriverait à un résultat analogue mais inverse ; c’est de la sorte que se conservent la neige et la glace. Toute chose dépend de la manière dont on l’envisage : ne voit-on pas l’étude être un sujet de tourment pour un fainéant ; un ivrogne souffrir de la privation de vin ; la frugalité être un supplice pour un débauché ; l’exercice, une torture pour un homme délicat et oisif, et ainsi du reste ? Les choses ne sont pas si douloureuses et si difficiles par elles-mêmes ; c’est notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent telles. Pour juger de celles qui sont élevées et ont de la grandeur, il faut une âme qui ait ces qualités, sinon nous leur attribuons nos propres défauts ; un aviron est droit et pourtant, quand il plonge dans l’eau, il semble courbe ; il ne suffit pas de voir, il faut encore se rendre compte des conditions dans lesquelles on voit.

En somme il faut savoir se commander, et il nous est toujours loisible de mettre fin à ce que nous envisageons comme des maux quand ils nous deviennent intolérables. — Au surplus, pourquoi, parmi tant de raisonnements qui, de tant de manières diverses, prouvent que l’homme doit mépriser la mort et surmonter la douleur, n’en est-il pas un qui nous convainque ? Pourquoi parmi tant d’arguments que d’autres ont admis, n’en pouvons-nous trouver qui, selon notre tempérament, nous persuadent également ? Que celui qui ne peut digérer la drogue énergique et