Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/501

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juridiction ; et les pairs ecclésiastiques, malgré leur caractère religieux, étaient tenus d’assister nos rois, quand ils étaient en guerre, non seulement en leur amenant leurs amis et leurs serviteurs, mais en y venant de leur personne. C’est à cela que nous devons de voir l’évêque de Beauvais se trouver avec Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, à laquelle il prit une part active et se conduisit bravement, tout en se faisant scrupule de tirer profit et gloire de cet exercice sanglant et brutal. Il mit ce jour-là, de sa propre main, plusieurs ennemis hors de combat, et chaque fois les remettait au premier gentilhomme qu’il rencontrait, soit pour qu’il les égorgeât, soit pour qu’il les gardât comme prisonniers, lui laissant à lui seul le soin de l’exécution : c’est ainsi qu’entre autres il remit Guillaume, comte de Salisbury, aux mains de messire Jean de Nesle. Par une subtilité de conscience semblable, il consentait bien à assommer, mais non à verser le sang, c’est pourquoi il ne combattait qu’armé d’une masse d’armes. — Quelqu’un, en ces temps-ci, auquel le roi reprochait d’avoir porté la main sur un prêtre, niait fort et ferme ; il n’avait fait, disait-il, que le battre et le fouler aux pieds.

CHAPITRE XLII.

De l’inégalité qui règne parmi les hommes.

Extrême différence que l’on remarque entre les hommes ; on ne devrait les estimer qu’en raison de ce qu’ils valent par eux-mêmes. — Plutarque dit quelque part qu’il trouve que la distance d’une bête à une autre bête est moins grande que celle d’un homme à un autre homme ; il n’envisage en cela que ce dont l’âme est capable et aussi les qualités intellectuelles. Pour moi, je trouve qu’il y a tellement loin d’Épaminondas, tel que je me le figure, à telle personne de ma connaissance, j’entends au point de vue du bon sens, que je renchérirais volontiers sur Plutarque et dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel autre qu’entre tel homme et telle bête : « Ah, qu’un homme peut être supérieur à un autre (Térence) ! » L’esprit humain comporte au moins autant de degrés qu’il y a de brasses d’ici le ciel, et ils sont tout aussi innombrables.

En ce qui touche les appréciations que nous portons sur le plus ou le moins de mérite d’un homme, il est vraiment étonnant que nous estimions toutes choses d’après les qualités qui leur sont propres et que nous fassions exception pour nous-mêmes. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit : « Nous le louons pour sa vitesse et les palmes nombreuses qu’il a remportées dans les cirques,