Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/503

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aux applaudissements d’une foule bruyante (Juvénal) », et non pour son harnais, nous louons un lévrier de sa vitesse et non de son collier, un oiseau de fauconnerie de la puissance de son vol et non de sa longe et de sa clochette ; pourquoi de même ne faisons-nous pas cas d’un homme uniquement d’après ce qui lui est propre ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente, disons-nous ; tout cela le touche assurément, mais n’est pas lui. Vous n’achetez pas chat en poche, une chose sans la voir ; si vous marchandez un cheval d’armes, vous commencez par lui ôter la housse qui le pare, et l’examinez nu et découvert ; ou, s’il demeure couvert, ainsi qu’on les présentait jadis aux princes quand ils voulaient en faire acquisition, ce sont les parties qui offrent le moins d’intérêt qui sont dérobées à la vue, afin que vous ne vous arrêtiez pas à la beauté de la robe ou à la largeur de la croupe, et que vous vous attachiez surtout à considérer les jambes, les yeux et les pieds qui sont ce qu’il y a d’essentiel en lui : « Les rois ont coutume, lorsqu’ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que si le cheval a la tête belle et les pieds mauvais, comme il arrive souvent, l’acheteur ne se laisse séduire par l’aspect d’une croupe arrondie, d’une tête fine ou d’une belle encolure (Horace). » Pourquoi, pour juger de la valeur d’un homme, l’examinons-nous donc tout enveloppé et empaqueté ? Rien de ce qu’il nous montre n’est sien, et il nous cache tout ce qui seul donne moyen de porter un jugement éclairé sur ce qu’il est réellement. Ce dont vous vous enquerrez, c’est de ce que vaut l’épée et non le fourreau ; peut-être que, dégagée de sa gaine, vous n’en donneriez pas un quatrain. Il faut juger l’homme par lui-même et non sur ses atours, ainsi que le dit plaisamment un philosophe ancien : « Savez-vous pourquoi vous le trouvez grand ? C’est parce que dans l’estimation que vous faites de sa taille, vous y comprenez la hauteur de ses patins. » Le socle d’une statue n’en est pas partie intégrante. — Mesurez-le sans ses échasses, qu’il mette de côté ses richesses et ses dignités ; qu’il se présente en chemise. Est-il au physique propre à ses fonctions ? est-il sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? est-elle belle, capable, heureusement douée à tous égards ? est-elle riche par elle-même ou seulement de ce qu’elle emprunte aux autres ? la fortune a-t-elle prise sur elle ? Se trouble-t-elle devant un danger imminent ? est-elle indifférente au genre de mort, quel qu’il soit, qui peut l’atteindre ! est-elle calme, égale, contente de son sort ? c’est là ce qu’il faut rechercher et ce qui nous permet de juger des différences excessives qui existent entre les hommes. « Est-il sage et maître de lui ? ne craint-il ni la pauvreté, ni la mort, ni l’esclavage ? sait-il résister à ses passions et mépriser les honneurs ? renfermé tout entier en lui-même, semblable à un globe parfait qu’aucune aspérité n’empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune (Horace) ? » Un tel homme est de cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés ; il est à lui-même son propre empire : « Par Pollux, le sage est lui-même l’artisan de son bonheur (Plaute) ! » Que lui reste-t-il à désirer ? « Ne voyons nous pas