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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/505

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que la nature n’exige de nous rien de plus qu’un corps sain et une âme sereine, exempte de soucis et de crainte (Lucrèce) ? » Comparez-lui la tourbe de ces hommes stupides, à l’âme basse, servile, inconstante, qui sont continuellement le jouet des passions orageuses de tous genres qui les poussent et les repoussent sans cesse en tous sens, qui sont tout entiers sous la dépendance d’autrui : de lui à eux, la distance est plus grande que du ciel à la terre ; et cependant, la manière dont nous en usons d’habitude nous aveugle tellement, que de cet homme nous ne faisons que peu ou pas de cas.

De vaines apparences extérieures distinguent seules le roi du paysan, le noble du vilain, etc. Que sont les rois ? des acteurs en scène, des hommes quelquefois plus méprisables que le dernier de leurs sujets, soumis aux mêmes passions, aux mêmes vices. — Que nous venions à considérer un paysan et un roi, un noble et un roturier, un magistrat et un simple particulier, un riche et un pauvre, une extrême dissemblance nous apparaît immédiatement ; mais cette différence qui nous saute aux yeux ne consiste, pour ainsi dire, que dans la diversité des chaussures que portent les uns et les autres. Dans la Thrace, le roi se distinguait de son peuple d’une singulière façon, bien au-dessus de ce que nous pouvons imaginer : il avait une religion à part, un dieu uniquement à lui, que ses sujets ne pouvaient adorer, c’était Mercure ; et aux dieux du peuple : Mars, Bacchus, Diane, il dédaignait de rendre aucun culte. — Cela n’est en somme que décors, qui ne constituent aucune différence essentielle entre les hommes, tout comme ces acteurs de comédie que vous voyez sur la scène paradant avec de grands airs de duc et d’empereur, et que voilà un instant après devenus de simples valets, de misérables portefaix, professions d’où ils sortent et dans lesquelles ils sont nés. Cet empereur, par exemple, dont la pompe en public vous éblouit, « parce que brillent sur lui, enchâssées dans l’or, de grosses émeraudes de la plus belle eau, et parce qu’il est paré de magnifiques habits couleur vert de mer, qu’il a bientôt fait de souiller dans les orgies et dans de honteux plaisirs (Lucrèce) », voyez-le derrière le rideau, ce n’est qu’un homme du commun, parfois plus vil que le dernier de ses sujets : « Le sage a son bonheur en lui-même ; tout autre n’a qu’un bonheur superficiel (Sénèque) » ; la lâcheté, l’irrésolution, l’ambition, le dépit, l’envie agitent ce potentat, tout comme un autre homme : « Ni les trésors, ni les faisceaux consulaires ne chassent les inquiétudes et les soucis qui voltigent sous les lambris dorés (Horace) » ; les préoccupations et les craintes l’assiègent au milieu même de ses armées : « L’appréhension, les soucis inséparables de l’homme, ne s’effrayent ni du fracas des armes, ni des traits cruels ; ils fréquentent hardiment les cours des rois et n’ont aucun respect pour l’éclat qui environne les trônes (Lucrèce). » La fièvre, la migraine, la goutte l’épargnent-elles plus que nous ? Quand la vieillesse pèsera sur ses épaules, les archers de sa garde le soulageront-ils de son poids ? Quand il frissonnera par crainte de la mort,