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TRADUCTION. — LIV. I, CH. III.

même que la folie n’est jamais satisfaite lors même qu’on cède à ses désirs, la sagesse, toujours satisfaite du présent, n’est jamais mécontente d’elle-même ; au point qu’Épicure estime que ni la prévoyance, ni le souci de l’avenir ne sont de nécessité pour le sage.

On doit obéissance aux rois, mais l’estime et l’affection ne sont dues qu’à leurs vertus. — Parmi les lois qui ont été établies, concernant l’homme après sa mort, celle qui soumettait les actions des princes à un jugement posthume, me semble des mieux fondées. Les princes sont, en effet, soumis aux lois et non au-dessus d’elles ; et, par ce fait même que la justice, de leur vivant, a été impuissante contre eux, il est équitable que, lorsqu’ils ne sont plus, elle ait action sur leur réputation et sur les biens qu’ils laissent à leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie. C’est un usage qui procure de sérieux avantages aux nations qui le pratiquent ; et les bons princes, qui ont sujet de se plaindre, quand on traite la mémoire des méchants comme la leur, doivent le désirer. — Nous devons soumission et obéissance à tous les rois, qu’ils soient bons ou mauvais, cela est indispensable pour leur permettre de remplir leur charge ; mais notre estime et notre affection, nous ne les leur devons que s’ils les méritent. Admettons que les nécessités de la politique nous obligent à les supporter patiemment, si indignes qu’ils puissent être ; à dissimuler leurs vices, à appuyer autant qu’il est en notre pouvoir, leurs actes quels qu’ils soient, quand cet appui est nécessaire à leur autorité ; mais ce devoir rempli, ce n’est pas une raison pour que nous refusions à la justice et que nous n’ayons pas la liberté d’exprimer à leur endroit nos ressentiments, si nous en avons de fondés ; et en particulier, que nous nous refusions à honorer ces bons serviteurs qui, bien que connaissant les imperfections du maître, l’ont servi avec respect et fidélité, exemple qu’il y a utilité à transmettre à la postérité. — Ceux qui, par les obligations personnelles qu’ils lui ont, défendent à tort la mémoire d’un prince qui en est indigne, font, en agissant ainsi, acte de justice privée, aux dépens de la justice publique. Tite-Live dit vrai, quand il écrit que le langage des hommes inféodés à la royauté, est toujours plein de vaines ostentations et de faux témoignages ; chacun faisant de son roi, quels que soient ses mérites, un souverain dont la valeur et la grandeur ne sauraient être dépassées. On peut désapprouver la magnanimité de ces deux soldats, répondant en pleine face à Néron, qui leur demandait : à l’un, pourquoi il lui voulait du mal : « Je t’aimais, quand tu en étais digne ; mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, histrion, cocher, je te hais, comme tu le mérites » ; à l’autre, pourquoi il voulait le tuer : « Parce que je ne vois pas d’autre remède à tes continuels méfaits » ; mais quel homme de bon sens peut trouver à redire aux témoignages publics et universels qui, après sa mort, ont été portés contre ce prince, pour ses tyranniques et odieux débordements, et qui l’ont stigmatisé à tout jamais, et, avec lui, tout méchant comme lui.