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ESSAIS DE MONTAIGNE.

qu’en vne si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée vne si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descoupoient le front, pour tesmoignage de deuil : et disoient en leurs cris et lamentations, Que celuy la, quel qu’il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs : attribuants au reng, le los qui appartenoit au merite ; et, qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon, Que nul auant mourir ne peut estre dict heureux. Si celuy la mesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait, peut estre dict heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’auons aucune communication auec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n’est donc heureux, puis qu’il ne l’est qu’apres qu’il n’est plus.

quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet salis à proieclo corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du Chasteau de Rancon, près du Puy en Auuergne : les assiegez s’estans rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthélémy d’Aluiane, General de l’armee des Vénitiens, estant mort au seruice de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie ; la pluspart de ceux de l’armee estoient d’aduis, qu’on demandast sauf-conduit pour le passage à ceux de Veronne : mais Theodore Triuulce y contredit ; et choisit plustost de le passer par viue force, au hazard du combat : N’estant conuenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’auoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist démonstration de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l’ennemy vn corps pour l’inhumer, renonçoit à la victoire, et ne lui estoit plus loisible d’en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c’estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l’auantage qu’il auoit nettement gaigné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bœotiens.Ces traits se pourroient trouuer estranges, s’il n’estoit receu de tout temps, non seulement d’estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souuent les faneurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant