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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/515

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jets ne m’offensent pas, ce n’est pas là une preuve indiscutable de sincère affection ; je ne puis la considérer comme telle, puisque lors même qu’ils voudraient m’offenser, ils ne le peuvent pas. Nul ne me fréquente parce qu’il a de l’amitié pour moi ; ce sentiment ne peut naître quand les relations et les échanges d’idées sont si rares ; l’élévation de mon rang me tient à l’écart de toute intimité ; entre les autres hommes et moi il y a trop d’inégalité et de disproportion. Ils font partie de ma suite parce que cela a bon air, que c’est la coutume ; et encore est-ce plutôt à ma fortune qu’à moi qu’ils sont attachés et dans le but d’augmenter la leur. Tout ce qu’ils me disent et font est entaché de dissimulation, leur liberté étant tenue en bride par la toute-puissance qu’en toutes choses j’exerce sur eux ; je ne vois rien à découvert autour de moi, rien qui ne soit masqué. » — Ses courtisans louaient un jour l’empereur Julien de ce qu’il s’efforçait d’être juste : « Je m’enorgueillirais certainement de ces louanges, leur répondit-il, si elles venaient de personnes qui oseraient dénoncer et blâmer mes actes, si je me conduisais autrement. »

Les commodités effectives dont ils jouissent leur sont communes avec les autres hommes. — Toutes les commodités effectives dont jouissent les princes leur sont communes avec les hommes de fortune moyenne (les dieux seuls montent des chevaux ailés et se nourrissent d’ambroisie) ; ils ne diffèrent pas de nous sous le rapport du sommeil et de l’appétit ; l’acier de leur armure n’est pas de meilleure trempe que celui dont sont forgées les nôtres ; leur couronne ne les abrite ni du soleil, ni de la pluie. — Dioclétien, porté au plus haut et plus envié degré de la fortune, en descendit pour jouir des satisfactions de la vie d’un simple particulier. Quelque temps après, les nécessités des affaires publiques réclamant qu’il en prît à nouveau la direction, il répondait à ceux qui venaient le prier d’en accepter la charge : « Vous ne chercheriez pas à me persuader, si vous voyiez la belle venue des arbres que j’ai plantés moi-même sur mes terres et les beaux melons que j’y ai semés. »

Gouvernement idéal. — Anacharsis est d’avis que l’état le plus heureux serait celui qui aurait un gouvernement tel, que, toutes autres conditions égales, on y verrait la prééminence donnée à la vertu et le vice relégué au dernier rang.

Une folle ambition les porte souvent à ravager le monde, lorsqu’ils pourraient sans efforts se procurer le repos et les vrais plaisirs. — Quand le roi Pyrrhus méditait de passer en Italie, Cinéas, son sage conseiller, voulant lui faire sentir l’inanité de son ambition, lui dit : « Et dans quel but, Sire, concevez-vous cette grande entreprise ? » — « Pour me rendre maître de l’Italie, » répondit le roi. — « Et cela fait ? » poursuivit Cinéas. — « Je passerai en Gaule et en Espagne. » — « Et après ? » — « J’irai subjuguer l’Afrique ; et, quand enfin je serai maître du monde, je me reposerai et vivrai content et tranquille. » — « Pour