Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/533

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la romaine pour leur donner plus de grâce, en faisant de Vaudemont, « Vallemontanus », nous finissons par ne plus savoir où nous en sommes et nous nous y perdons.

Inconvénient qu’il y a à prendre des noms de terre comme on le fait en France, cela favorise la tendance que beaucoup ont à altérer leur généalogie. — Pour clore cette série de réflexions sur les noms, disons que c’est une mauvaise habitude, qui a de très fâcheuses conséquences, qu’en France nous appelions chacun du nom de sa terre et de sa seigneurie ; c’est la chose du monde qui fait le plus que les races se mêlent et ne peuvent plus se distinguer. Un cadet de bonne maison, qui a reçu en apanage une terre dont il a pris le nom, sous lequel il a été connu et honoré, ne peut honnêtement abandonner ce nom. Lui mort, dix ans après sa terre passe à un étranger qui en fait autant ; comment est-il possible de s’y reconnaître entre ces deux familles ? Il n’est pas besoin du reste, à cet égard, de chercher des exemples en dehors de notre maison royale où il y a autant de surnoms qu’il s’y fait de partages, si bien qu’on ne sait plus aujourd’hui à qui remonte son origine. Chacun en use à un tel degré à sa fantaisie sous ce rapport que, de nos jours, je ne vois personne, porté par la fortune à un rang tant soit peu élevé, auquel on n’ait tout aussitôt découvert des titres généalogiques nouveaux et ignorés de son père, le faisant descendre de quelque illustre lignée ; et, par surcroît de chance, ce sont les familles les plus obscures qui prêtent le plus à ces falsifications.

Combien avons-nous de gentilshommes en France qui, d’après leur compte plus que d’après celui des autres, sont de race royale ! Cela fut dit un jour, fort spirituellement, par un de mes amis, dans la circonstance suivante : Dans une réunion, un différend s’étant élevé entre deux seigneurs, dont l’un par ses titres et ses alliances avait une prééminence incontestable sur le commun de la noblesse, chacun, dans l’assemblée, cherchant à propos de cette prééminence à s’égaler en lui, en vint à alléguer : qui, son origine ; qui, une ressemblance de nom ; qui, ses armoiries ; qui, un vieux titre de famille ; et le moindre se trouvait être arrière-petit-fils de quelque roi d’outre-mer. Lorsqu’on passa dans la salle à manger, mon ami, au lieu de se rendre à sa place, se mit à aller à reculons, se confondant en révérences, suppliant l’assistance d’excuser la témérité qu’il avait eue jusqu’ici de vivre sur un pied d’intimité avec eux ; mais venant seulement d’être informé de leurs qualités de si ancienne date, il les priait de consentir que, dès maintenant, il leur rendît les honneurs dus à leur rang, qu’il ne lui appartenait pas de s’asseoir en si nombreuse compagnie de princes ; et, terminant sa plaisanterie par des railleries sans fin, il leur dit : « Contentons-nous donc, par Dieu ! de ce dont nos pères se sont contentés et de ce que nous sommes ; notre rang est suffisant, si nous savons nous y bien tenir ; ne désavouons pas la fortune et la condition de nos aïeux. Bannissons ces écarts d’imagination si ridicules, qui ne peu-