Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/541

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de l’art militaire, c’est de ne pas pousser son ennemi au désespoir. — Sylla et Marius, pendant la guerre sociale, venaient de battre les Marses ; voyant une fraction ennemie qui, poussée par le désespoir, reprenant l’offensive, se ruait sur eux comme des bêtes furieuses, ils ne furent pas d’avis de l’attendre. — Si M. de Foix ne s’était pas laissé emporter par son ardeur à poursuivre avec trop d’acharnement les résultats de sa victoire de Ravenne, il ne l’eût pas gâtée par sa mort. Son exemple encore récent servit du reste de leçon à M. d’Enghien, à Cerisolles, et le préserva de semblable mésaventure. — Il est dangereux d’assaillir un homme auquel on a enlevé toute autre chance de salut que la force des armes, car la nécessité est une violente maîtresse d’école : « Rien de plus aigu que les morsures de la nécessité (Porcius Latro) » ; « Qui défie la mort, n’est pas vaincu sans qu’il en coûte au vainqueur (Lucain). » — C’est ce qui fit que Pharax détourna le roi de Lacédémone, qui venait de battre les Mantinéens, de se porter contre un millier d’Argiens qui, encore intacts, avaient échappé au désastre, et lui persuada de les laisser se retirer en toute liberté, pour ne pas en venir aux prises avec des hommes valeureux, stimulés et dépités par le malheur. — Clodomir, roi d’Aquitaine, après sa victoire sur Gondemar, roi de Bourgogne, le poursuivit si activement qu’il l’obligea à faire volte-face ; dans l’action qui s’ensuivit, il fut tué et perdit ainsi par son opiniâtreté le fruit de sa victoire.

Faut-il permettre que les soldats soient richement armés ? — De même est-il préférable d’avoir des soldats richement et somptueusement armés, ou vaut-il mieux que leurs armures soient simplement telles que le comportent les nécessités du combat ? — Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et autres sont pour le premier de ces deux modes, arguant que l’honneur et la vanité qu’il en ressent, sont un stimulant pour le soldat ; de plus, ayant à sauver ses armes, qui par leur valeur vénale lui constituent en quelque sorte une fortune et lui font l’effet d’un héritage, il n’en est que mieux disposé à déployer plus d’énergie dans le combat. C’est, dit Xenophon, cette considération qui faisait que les peuples d’Asie emmenaient avec eux, à la guerre, leurs femmes et leurs concubines, avec leurs joyaux et ce qu’ils avaient de plus précieux. — Sur le second mode, on peut dire qu’il faut plutôt détourner le soldat de l’idée de sa conservation que de le porter à y songer ; par là, on l’amènera à doubler son mépris des dangers. Faire étalage de luxe, c’est en outre exciter chez l’ennemi le désir de vaincre pour s’approprier ces riches dépouilles, cela a été observé à diverses fois ; ce fut notamment un puissant mobile chez les Romains contre les Samnites. — Antiochus montrait avec orgueil à Annibal l’armée qu’il menait contre Rome, armée où régnaient le faste et un luxe d’équipages de toute nature, et lui disait : « Pensez-vous que les Romains se contenteront d’une pareille armée ? » — « S’ils s’en contenteront, répondit Annibal, oui vraiment, si avares qu’ils soient. » — Lycurgue interdisait à ses concitoyens, non seu-