Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je signale et perdre la bataille. — Alexandre, César, Lucullus aimaient à marcher au combat avec des costumes et des armes de grande richesse, de couleurs voyantes, décelant qui ils étaient ; Agis, Agésilas, le grand Gylippe au contraire allaient à la guerre dans un costume sévère dont rien n’indiquait qu’ils exerçaient le commandement.

Est-il préférable, au combat, de demeurer sur la défensive ou de prendre l’offensive ? — Parmi les reproches relatifs à la bataille de Pharsale que l’on fait à Pompée, est celui d’avoir attendu de pied ferme l’attaque de l’adversaire. Voici ce qu’en propres termes Plutarque, qui sait mieux s’exprimer que moi, dit à cet égard : « Outre que cela diminue la violence avec laquelle se portent les premiers coups, quand ils le sont à la suite d’une course qu’on vient de fournir, on se prive de l’élan des combattants qui, lorsqu’ils se lancent les uns contre les autres ainsi que cela se pratique d’ordinaire, par l’impétuosité et la surrexcitation qui en résultent, joint aux cris que chacun pousse ; accroissent le courage du soldat au moment du choc décisif ; tandis qu’on en arrive, en demeurant sur place, à ce qu’au lieu d’être surchauffé, sa chaleur s’éteint et se fige en quelque sorte. » — Mais si telle est l’appréciation à porter dans ce cas, si César eût été défait, n’aurait-on pas dit, tout aussi judicieusement, qu’une position est d’autant plus forte et plus difficile à enlever, qu’on ne se laisse pas aller à l’abandonner dans la chaleur du combat ; que celui qui, suspendant sa marche, se concentre et ménage ses forces pour les employer suivant les besoins, a un grand avantage sur qui est obligé à une marche ininterrompue et a déjà fourni une course qui l’a presque mis hors d’haleine ? En outre, une armée se compose de tant de fractions diverses, qu’elle ne saurait, si elle a à s’ébranler pour se ruer sur l’adversaire, y apporter, si elle le fait avec tant de furie, une précision suffisante pour que son ordre de bataille n’en soit pas troublé et rompu ; et alors, les plus dispos s’engagent avant que leurs compagnons d’armes soient en mesure de leur prêter leur concours. — Dans cette bataille, si contraire aux lois de la morale, où deux frères se disputèrent l’empire des Perses, le Lacédémonien Cléarque, qui commandait les Grecs qui avaient embrassé le parti de Cyrus, les mena tranquillement à la charge, sans se hâter ; et, arrivé à cinquante pas de l’ennemi, leur fit prendre la course. En abrégeant ainsi l’espace qu’ils avaient à franchir à une allure rapide, il espérait ménager leurs forces et, tout en leur permettant de conserver leurs rangs, leur donnait l’avantage de l’impétuosité qui augmentait leur puissance de choc et l’effet de leurs armes de jet. — D’autres ont, dans les armées sous leurs ordres, résolu de la manière suivante ce point controversé : « Si l’ennemi vous court sus, attendez-le de pied ferme ; s’il vous attend de pied ferme, courez lui sus. »

Vaut-il mieux attendre l’ennemi chez soi ou aller le combattre chez lui ? — Lors de l’invasion de l’empereur Charles--