Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/563

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pied, leur présenter un gobelet de lait de jument (breuvage qu’ils apprécient beaucoup) ; et si, en buvant, quelques gouttes échappant tombaient sur les crins de leurs chevaux, il était tenu de les lécher avec la langue. — En Russie, une armée que le sultan Bajazet y avait envoyée, fut assaillie par une si forte tempête de neige que, pour s’abriter et se préserver du froid, quelques-uns s’avisèrent de tuer et d’éventrer leurs chevaux, pour se mettre dedans et se réconforter par leur chaleur vitale. — Bajazet, après ce violent combat, où il fut défait par Tamerlan, fuyait en grande hâte sur une jument arabe ; il eût échappé à l’ennemi si, au passage d’un ruisseau, il n’eût été contraint de laisser sa monture boire à satiété, ce qui, lui enlevant toute sa vigueur, la rendit si molle, qu’il fut aisément rejoint par ceux qui le poursuivaient. On dit bien que les laisser pisser diminue leur vigueur ; mais, pour ce qui est de boire, j’eusse plutôt cru que cela les ranimait.

Crésus, passant près de la ville de Sardes, y trouva des pâtures, où il y avait en grande quantité des serpents que les chevaux de son armée mangèrent de bon appétit ; ce qui, dit Hérodote, était de mauvais présage pour lui.

Nous appelons cheval entier, celui qui a les crins et les oreilles intacts ; tous autres sont déconsidérés et ne sont point admis dans les parades. Les Lacédémoniens vainqueurs des Athéniens en Sicile, rentrant en grande pompe à Syracuse, firent entre autres bravades tondre tous les chevaux enlevés aux vaincus et les firent figurer ainsi à leur triomphe. — Alexandre eut à combattre un peuple, les Dahes, qui, à la guerre, allaient à cheval par deux : dans la mêlée, chacun à son tour descendait et combattait à pied, tandis que l’autre demeurait et combattait à cheval.

Exemples d’habileté équestre. — Je ne crois pas qu’aucune nation l’emporte sur nous en équitation, soit sous le rapport de l’habileté, soit sous celui de la grâce. Dire chez nous de quelqu’un que c’est un bon cavalier, c’est faire allusion à sa hardiesse plus qu’à son adresse. L’homme le plus habile, le plus solide le plus gracieux à cheval, sachant en tirer le meilleur parti, que j’aie connu, fut, suivant moi, M. de Carnavalet, qui était écuyer de notre roi Henry II. — Il m’est arrivé de voir un cavalier se tenant debout sur la selle, la défaire, l’enlever, la replacer, s’y asseoir, le cheval allant toujours à bride abattue ; passant par-dessus un bonnet posé à terre, tout en s’éloignant, il tirait avec son arc contre ce but laissé derrière lui des flèches fort bien ajustées. Conservant un pied à l’étrier, l’autre pendant du même côté, il ramassait à terre quoi que ce fût. Il faisait de nombreux tours du même genre, ce qui lui était un moyen de gagner sa vie.

De notre temps, on a vu à Constantinople deux hommes montés sur un même cheval, qui, l’animal étant lancé au galop le plus effréné, tour à tour mettaient pied à terre et se remettaient en selle. Un autre qui, rien qu’avec les dents, bridait et harnachait son cheval. Un autre qui, à toute allure, montait deux chevaux à la fois,