Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous les tailleurs du monde ne parvient pas à créer des nouveautés en quantité suffisante, forcément il arrive que bien souvent des modes abandonnées réapparaissent au bout de peu de temps, tandis que d’autres, encore récentes, cessent d’être en faveur ; et notre jugement en arrive à exprimer sur une même chose, dans l’espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois opinions non seulement de nuances différentes, mais parfois absolument contraires, témoignant d’une inconstance et d’une légèreté incroyables. Les plus malins d’entre nous n’échappent pas à ces contradictions et insensiblement leur vue, comme leur pensée, arrivent à ne pas s’en rendre compte.

Coutumes diverses des anciens, en particulier des Romains ; pourquoi nous n’arrivons à les égaler ni dans leurs débauches ni dans leurs vertus. — Je me propose d’indiquer ici quelques façons de faire des anciens qui me reviennent en mémoire ; dans le nombre, il s’en trouve que nous avons conservées et d’autres qui diffèrent des nôtres ; en voyant les changements continus des choses humaines, notre jugement en sera peut-être plus éclairé et peut-être en deviendra-t-il plus stable.

Nous disons combattre avec la cape et l’épée ; cela se pratiquait déjà du temps des Romains, César le dit : « Ils s’enveloppent la main gauche de leur saie et tirent l’épée. » — Il signale également ce vilain jeu qui existe encore chez nous, d’arrêter les passants que l’on trouve sur son chemin, de les obliger à décliner qui ils sont, et de leur adresser des injures et leur chercher querelle, s’ils se refusent à répondre.

Les anciens prenaient tous les jours des bains avant les repas, comme d’ordinaire nous-mêmes nous nous lavons les mains. À l’origine, ils se bornaient à se laver les bras et les jambes ; mais plus tard, et cela a duré pendant des siècles et s’est répandu chez la plupart des nations, ils se plongeaient complètement nus dans des bains additionnés de substances parfumées ; n’employer que de l’eau à l’état naturel, était le fait d’une grande simplicité. — Les gens particulièrement délicats et recherchés de leur personne, se parfumaient tout le corps au moins trois ou quatre fois par jour ; ils se faisaient souvent épiler comme, depuis quelque temps, nos femmes ont pris l’habitude de le faire sur le front : « Tu t’épiles la poitrine, les jambes et les bras (Martial) » ; et cela bien qu’ils eussent des onguents produisant le même effet : « Elle oint sa peau d’onguent épilatoire ou l’enduit de craie détrempée dans du vinaigre (Martial). » — Ils aimaient à être couchés moelleusement et considéraient comme un acte d’austérité de coucher sur le matelas. — Ils mangeaient couchés sur des lits, à peu près dans la même posture qu’actuellement les Turcs : « Alors, du haut du lit où il était placé, Énée parle ainsi (Virgile). » On dit que depuis la bataille de Pharsale, en signe de deuil par suite du mauvais état des affaires publiques, Caton le jeune, [1] augmentant encore l’austérité de sa vie, ne mangeait plus qu’assis.

Ils baisaient les mains aux grands pour les honorer et les flatter ;

  1. *