Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/568

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mains aux grands pour les honnorer et caresser. Et entre les amis, ils s’entrebaisoyent en se saluant, comme font les Vénitiens.

Gratatûsque darem cum dulcibus oscula verbis.

Et touchoyent aux genoux, pour requérir et saluer vn grand. Pasiclez le Philosophe, frère de Crates, au lieu de porter la main au genouil, la porta aux genitoires. Celuy à qui il s’addressoit, l’ayant rudement repoussé, Comment, dit-il, cette partie n’est elle pas vostre, aussi bien que l’autre ? Ils mangeoyent comme nous, le fruict à l’yssue de la table.Ils se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) auec vne esponge : voyla pourquoy spongia est vn mot obscœne en Latin : et estoit cette esponge attachée au bout d’vn baston : comme tesmoigne l’histoire de celuy qu’on menoit pour estre présenté aux bestes, deuant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires, et n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier, et s’en estouffa. Ils s’essuyoient le catze de laine perfumée, quand ils en auoyent faict,

At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.

Il y auoit aux carrefours à Rome, des vaisseaux et demy-cuues, pour y apprester à pisser aux passans :

Pusi sæpe lacum propter se ac dolia curta,
Somno deuincti, credunt extollere vestem.

Ils faisoyent collation entre les repas. Et y auoit en esté, des vendeurs de nege pour refréchir le vin : et en y auoit qui se seruoyent de nege en hyuer, ne trouuans pas le vin encore lors assez froid. Les grands auoyent leurs eschançons et trenchans ; et leurs fols, pour leur donner du plaisir. On leur seruoit en hyuer la viande sur les fouyers qui se portoyent sur la table : et auoyent des cuysines portatiues, comme i’en ay veu, dans lesquelles tout leur seruice se trainoit après eux.

Has vobis epulas habete lauti,
Nos offendimur ambulante cœna.

Et en esté ils faisoyent souuent en leurs sales basses, couler de l’eau fresche et claire, dans des canaux au dessous d’eux, où il y auoit force poisson en vie, que les assistans choisissoyent et prenoyent en la main, pour le faire aprester, chacun à sa poste. Le poisson a tousiours eu ce priuilege, comme il a encores, que les grans se meslent de le sçauoir apprester : aussi en est le goust beaucoup plus exquis, que de la chair, aumoins pour moy.Mais en toute sorte de magnificence, desbauche, et d’inuentions voluptueuses, de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la vérité ce que nous pouuons pour les égaler : car nostre volonté est bien aussi gastée que la leur, mais nostre suffisance n’y peut arriuer : nos forces ne sont non plus capables de les ioindre, en ces parties là vitieuses, qu’aux vertueuses : car les vues et les autres partent d’vne vigueur d’esprit, qui estoit sans comparaison plus grande en