Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/603

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et que j’en fais continuellement usage, chaque fois même que je suis pris de bâillement. Aux vices, leur heure ; à Dieu, la sienne ; cela se compense et satisfait à tout ! C’est miracle de voir se succéder des actions si diverses, si bien liées les unes aux autres qu’on n’aperçoit ni interruption, ni changement, lors du passage de l’une à l’autre, quand l’une prend fin et que l’autre commence. Quelle prodigieuse conscience que celle dont le calme ne se dément pas alors qu’elle abrite en elle, à la fois, le crime et le juge qui s’y tiennent compagnie, vivant en bonne intelligence et si paisiblement.

Que peuvent valoir les prières de ceux qui vivent dans une inconduite continue. — Un homme qui ne cesse d’avoir en tête des idées libidineuses et qui a conscience de la réprobation divine que cela lui vaut, que dit-il à Dieu quand il l’en entretient ? qu’il s’en repent, et aussitôt après il y retombe. S’il était pénétré de sa justice et de sa présence, ainsi qu’il le dit, et que son âme en fût touchée, si court que soit ce moment de pénitence, la crainte seule y ramènerait si souvent sa pensée que, sur-le-champ, il triompherait des vices qui lui sont habituels, si enracinés qu’ils soient en lui. — Et que dire de ces gens qui passent leur vie entière à jouir et à bénéficier de ce qu’ils savent être péché mortel ! Pourtant il existe des métiers et des situations, admis par la société, qui vivent du vice ? Un individu se confessant à moi, me contait avoir passé sa vie, pour ne perdre ni son crédit ni les charges dont il était honoré, à faire profession et pratiquer une religion qu’il estimait compromettre son salut éternel et contraire à celle qu’il avait en son cœur ; combien devait lui coûter une semblable attitude ? Comment tous ces gens justifient-ils leur conduite, quand ils comparaissent devant la justice divine ? Leur repentir les obligerait à une réparation effective et manifeste à laquelle ils ne satisfont pas ; ils ne peuvent donc s’en prévaloir, ni vis-à-vis de Dieu, ni vis-à-vis de nous ; et quelle hardiesse est la leur de demander pardon sans accorder réparation ni éprouver de repentir ? — Je tiens qu’il en est des premiers qui mêlent la dévotion à l’inconduite, comme de ceux-ci qui passent leur vie dans la débauche ; mais il est encore moins facile de les ramener de leur obstination que ces derniers. Les variations incessantes, subites, allant d’un extrême à l’autre dans les croyances qu’ils feignent d’avoir, sont pour moi incompréhensibles : elles dénotent un état d’âme en proie à une lutte constante et angoissante, dont nous ne pouvons nous faire idée.

Quelle prétention que de penser que toute croyance autre que la nôtre est entachée d’erreur. — Combien me paraissait fantastique la prétention de ceux qui, en ces dernières années, reprochaient à quiconque avait une intelligence tant soit peu lucide et professait la religion catholique, que son obéissance n’était qu’une feinte de sa part, et qui, pour lui faire honneur, allaient jusqu’à dire que, quelles que fussent les apparences, il était impossible que dans son for intérieur il ne fût comme eux pour la religion réformée ! Fâcheuse maladie que celle de se croire si fort, qu’on en arrive à se