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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/617

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qu’une exception et conservons ce qualificatif pour ce qui est général, commun, universel.

Mourir de vieillesse n’est pas un genre de mort plus naturel qu’un autre. — Mourir de vieillesse est une mort qui se produit rarement, qui est singulière, extraordinaire et par suite beaucoup moins naturelle que toute autre ; c’est celle qui nous attend en dernier lieu, quand nous sommes à la limite extrême de l’existence ; plus elle est loin de nous, moins nous sommes en droit de l’espérer. C’est bien effectivement la limite au delà de laquelle nous n’irons pas et que la nature nous a fixée, comme ne devant pas être dépassée ; mais c’est une faveur bien exceptionnelle de sa part de nous faire vivre jusque-là ; c’est un privilège qu’elle ne concède guère dans l’espace de deux ou trois siècles qu’à un seul d’entre nous, le préservant des afflictions et difficultés si nombreuses semées sur le parcours d’une aussi longue carrière. Aussi mon opinion est-elle de regarder l’âge auquel je suis arrivé, comme un âge que peu de gens atteignent. Puisque dans les conditions ordinaires, l’homme ne vit pas jusque-là, c’est que déjà nous sommes au delà du terme assigné ; et ces limites habituelles qui donnent de fait la mesure exacte de la vie étant dépassées, nous ne devons pas espérer aller au delà ; par cela même que nous avons échappé à la mort en tant d’occasions qui ont été fatales à tant de monde, il nous faut reconnaître qu’une fortune si extraordinaire, qui nous conserve ainsi à la vie à l’encontre de ce qui est la règle commune, ne saurait se prolonger beaucoup.

C’est un vice des lois d’avoir retardé jusqu’à, vingt-cinq ans l’âge auquel il est permis de gérer soi-même ses affaires. — C’est une erreur des lois elles-mêmes, d’avoir imaginé, bien à tort, qu’un homme n’est capable de gérer ses biens qu’à partir de vingt-cinq ans, et de faire qu’à peine avant cet âge il soit libre de donner à sa vie telle direction qui lui convient. Auguste réduisit de cinq ans l’âge auquel les anciennes ordonnances romaines autorisaient l’accession aux charges de la magistrature, que l’on put dès lors exercer à trente ans. Servius Tullius avait dispensé du service militaire les chevaliers qui avaient dépassé quarante-sept ans, Auguste les en libéra après quarante-cinq ; il ne me semble pas qu’il ait admis les autres à la retraite avant cinquante-cinq à soixante. Je serais d’avis qu’on nous maintînt dans nos charges et emplois autant que cela se peut sans que l’intérêt public en soit compromis ; mais je trouve, d’autre part, que c’est une faute de ne pas nous y admettre plus tôt : et lui qui, à dix-neuf ans, présidait sans contrôle aux destinées du monde, trouvait nécessaire qu’il fallût être âgé de trente ans pour décider de l’emplacement d’une gouttière.

Quant à moi, je pense qu’à vingt ans nos âmes ont acquis tout leur développement, sont ce qu’elles seront et laissent voir tout ce dont elles seront capables. Jamais âme qui à cet âge n’a pas donné un gage bien évident de sa force, n’en a plus tard donné de