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LIVRE SECOND.


CHAPITRE PREMIER.

Inconstance de nos actions.

Trop de contradictions se rencontrent dans l’homme, pour qu’on puisse les expliquer. — Ceux qui s’adonnent à la critique des faits et gestes des hommes ne se trouvent sur aucun point aussi embarrassés que lorsqu’ils cherchent à grouper ceux émanant d’une même personne, pour porter sur elle une appréciation d’ensemble, parce que d’ordinaire ses actes se contredisent de si étrange façon qu’il semble impossible qu’ils proviennent d’un même individu. Marius le jeune se montra tantôt par son courage fils de Mars, tantôt par son manque d’énergie fils de Vénus. Le pape Boniface VIII arrivé, dit-on, au souverain pontificat en déployant l’astuce du renard, s’y comporta en lion et mourut comme un chien. Qui croirait que ce fut Néron, la cruauté personnifiée, qui, lorsque, suivant l’usage, on lui présenta à ratifier une sentence prononcée contre un criminel, s’écria : « Plût aux dieux que jamais je n’eusse su écrire ! » tant il éprouvait de serrement de cœur à condamner un homme à mort ? — De tels exemples sont en toutes choses si fréquents, chacun peut en trouver tant par lui-même, qu’il me paraît extraordinaire de voir quelquefois des gens de jugement se mettre en peine pour chercher à établir une corrélation entre les actes d’un homme, attendu que l’irrésolution est, ce me semble, le défaut de notre nature le plus commun et le plus répandu, témoin ce vers si connu de Publius le poète comique : « C’est une mauvaise résolution, que celle sur laquelle on ne peut revenir. »

Tout homme a un caractère indéterminé. — Il y a apparence qu’il est possible de porter une appréciation sur un homme dont on connaît les faits les plus habituels de la vie ; mais par suite de la versatilité de nos mœurs et de nos opinions, je crois que les meilleurs auteurs eux-mêmes ont tort de s’opiniâtrer à donner de nous une idée ferme et invariable. Ils choisissent l’air qui, d’une manière générale, semble le mieux convenir à leur personnage, et