Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/623

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à cette image ils rattachent, en les interprétant, toutes ses actions ; s’ils ne peuvent assez les déformer pour les adapter au type qu’ils ont imaginé, ils l’attribuent à ce que, dans ce cas, celui qu’ils étudient a dissimulé son caractère. — L’empereur Auguste leur a échappé ; on trouve dans ses actes, durant toute sa vie, une diversité si flagrante, si inattendue et presque si ininterrompue, que les historiens les plus hardis ont dû renoncer à le juger dans son ensemble et se résigner à le laisser, tel qu’il apparaît, sans déterminer son caractère.

Rien de plus ordinaire en nous que l’inconstance, alors que la constance en tout ce qui est bon et juste est le propre de la sagesse. — Je crois que, chez les hommes, la constance est la chose la plus malaisée à observer et que rien ne leur est plus familier que l’inconstance. Celui qui prendrait, pièce par pièce, ce qu’ils ont dit et fait, qui les examinerait séparément et en détail, serait le plus à même de dire la vérité sur leur compte. Dans l’antiquité entière, il serait difficile de trouver une douzaine d’hommes ayant, sans dévier, dirigé leur vie selon des principes déterminés, ce à quoi tend la sagesse, laquelle, d’après Sénèque, peut se résumer d’un mot qui, en une seule règle, embrasse toutes celles de notre vie : « Vouloir et ne pas vouloir sont toujours une seule et même chose. Je pourrais ajouter, dit-il, sous condition que ce que nous voulons ou ne voulons pas soit juste ; je ne le fais pas, parce que, si ce n’était pas juste, notre volonté elle-même ne serait pas toujours une. » De fait, j’ai autrefois appris que le vice n’est autre qu’un dérèglement et un manque de mesure ; par suite, il n’est pas susceptible de constance. — C’est Démosthènes qui passe pour avoir dit : « La vertu, quelle qu’elle soit, commence par se recueillir et délibérer ; et la constance, dans ses résolutions finales, témoigne de sa perfection ». Si, avant de nous engager dans la voie où nous marchons, nous avions bien réfléchi, nous aurions pris la meilleure de celles qui s’offraient à nous ; mais personne n’y pense. « Il méprise ce qu’il a demandé, il revient à ce qu’il a quitté, et, toujours flottant, se contredit sans cesse (Horace). »

C’est presque toujours l’occasion qui fait les hommes tels qu’ils nous apparaissent. — Notre façon ordinaire d’aller, c’est de suivre l’impulsion de nos appétits qui nous portent à gauche, à droite, en haut, en bas, suivant que souffle le vent d’après les occasions. Nous ne réfléchissons à ce que nous voulons, qu’au moment où nous le voulons, et changeons de volonté, comme le caméléon de couleur, suivant le milieu dans lequel on le place. Ce qu’à un moment nous avons décidé, nous ne tardons pas à le changer, et, bientôt après, revenons sur nos pas ; nous ne faisons qu’osciller et faire preuve d’inconstance : « Nous sommes conduits, comme un automate, par des fils qui nous font mouvoir (Horace). » Nous n’allons pas, on nous emporte, comme il arrive des corps flottants, ballottés tantôt doucement, tantôt violemment, selon que les flots sont calmes ou irrités. « Ne voyons-nous pas l’homme chercher