Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/625

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toujours, sans savoir ce qu’il veut et changer continuellement de place, comme s’il pouvait ainsi se décharger de son fardeau (Lucrèce). » Chaque jour c’est une fantaisie nouvelle, et nos dispositions d’esprit varient comme le temps qui se renouvelle sans cesse : « Les pensées des hommes changent chaque jour que Jupiter leur envoie (Cicéron, d’après Homère). »

Nous flottons entre divers partis à prendre ; nous ne nous décidons sur rien par nous-mêmes, sur rien d’une façon absolue, sur rien d’une façon immuable. — Chez qui aurait adopté des principes définis, une ligne de conduite déterminée et se serait fait une loi de s’y conformer, nous verrions, durant sa vie entière, tout en lui se distinguer par une régularité, un ordre constants, et nous retrouverions dans tous ses actes une relation infaillible, bien éloignée en cela de cette énormité que constatait Empédocle chez les Agrigentins qui s’abandonnaient aux plaisirs comme s’ils devaient mourir le lendemain, et construisaient leurs demeures et leurs palais comme s’ils ne devaient jamais cesser d’être ; la raison en serait bien facile à donner. Chez Caton le jeune, tout est à l’unisson, comme lorsque sur l’une des touches d’un clavier on vient à poser le doigt : c’est une harmonie de sons en accord parfait, qui jamais ne se dément. Chez nous, au contraire, chacune de nos actions comporte un jugement particulier, et, à mon sens, il serait plus sûr d’en rapporter les causes aux circonstances du moment, sans plus longue recherche et sans vouloir en déduire d’autres conséquences.

Pendant les désordres qui ont agité notre malheureux pays, on m’a rapporté qu’une fille, tout près d’un endroit où je me trouvais, s’était précipitée par une fenêtre, pour échapper aux brutalités d’un mauvais garnement de soldat qu’elle avait à loger. Elle n’était pas morte sur le coup et, pour s’achever, avait voulu se couper la gorge avec un couteau, mais on l’en avait empêchée. En ce triste état, elle confessa que le soldat n’avait fait que lui déclarer sa passion, la presser de ses sollicitations et lui offrir des cadeaux, mais qu’elle avait craint qu’il n’arrivât à vouloir la violenter ; d’où, des paroles, une attitude et ce sang témoignage de sa vertu, comme s’il se fût agi d’une autre Lucrèce. Or, j’ai su d’une manière certaine qu’avant et après cet événement, elle s’était montrée de beaucoup plus facile composition. Comme dit le conte : « Tout beau et honnête que vous soyez, si vous n’avez pas été agréé par votre maîtresse, n’en concluez pas, sans plus ample informé, à une chasteté à toute épreuve ; ce n’est pas une raison pour que le muletier n’y trouve accès à son heure. »

Antigone, qui avait pris en affection un de ses soldats pour son courage et sa vaillance, prescrivit à son médecin de lui donner ses soins, pour un mal interne dont il souffrait depuis longtemps. Ayant remarqué, après sa guérison, qu’il s’exposait beaucoup moins dans les combats, il lui demanda ce qui l’avait ainsi changé et rendu poltron : « C’est vous-même, Sire, lui répondit-il, en me