Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/626

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deschargé des maux, pour lesquels ie ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté déualisé par les ennemis, fit sur eux pour se reuencher vne belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l’ayant pris en bonne opinion, l’emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouuoit aduiser :

Verbis quæ timido quoque passent addere mentem ;

Employez y, respondit-il, quelque misérable soldat déualisé :

Quantumuis rusticus : Ibit,
Ibit eô, quô vis, qui zonam perdidit, inquit ;

et refuse resoluëment d’y aller.Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Ianissaires, de ce qu’il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour toute response se ruer furieusement seul en l’estat qu’il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se présenta, où il fut soudain englouti : ce n’est à l’aduenture pas tant iustification, que raduisement : ny tant prouesse naturelle, qu’vn nouueau despit. Celuy que vous vistes hier si auantureux, ne trouuez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’vne trompette, luy auoit mis le cœur au ventre, ce n’est pas vn cœur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n’est pas merueille, si le voyla deuenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu’aucuns nous songent deux âmes, d’autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’vne, l’autre vers le mal : vne si brusque diuersité ne se pouuant bien assortir à vn subiet simple.Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, ie me remue et trouble moy mesme par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouue guère deux fois en mesme estât. Ie donne à mon ame tantost vn visage, tantost vn autre, selon le costé où ie la couche. Si ie parle diuersement de moy, c’est que ie me regarde diuersement. Toutes les contrarietez s’y trouuent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bauard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hebeté, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, sçauant, ignorant, et libéral et auare et prodigue : tout cela ie le vois en moy aucunement, selon que ie me vire : et quiconque s’estudie bien attentifuement,